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quotidienne a chassé l’ame, on fait pour eux comme le public de Paris a fait pour M. Thalberg ; on leur dit : À quoi bon nous chanter cette vieille gamme que nous savons par cœur ? Tâchez de découvrir un pays où vos procédés ne soient pas encore connus ; mais, pour revenir nous voir, attendez le jour où vous aurez quelque chose de nouveau à nous dire. Du reste, M. Thalberg semble avoir compris cet avertissement, car il se propose, sitôt en quittant Paris, de s’embarquer pour l’Amérique, et d’aller chercher au-delà des mers, dans le Nouveau-Monde, les succès qui l’abandonnent dans celui-ci.

Pendant que l’astre de Thalberg déclinait cette année du côté de l’Océan, nous avons vu l’étoile de Dreyschock se lever. Ici du moins, on assiste à l’élan fougueux d’une inspiration pleine de jeunesse et de sève, au travail libre et généreux d’une poétique nature qui se livre sans réserve et jette au hasard des sons ses fantaisies, ses caprices, ses rêves, en un mot tout ce qu’elle sent. J’ai rarement rencontré un talent plus essentiellement poétique, et chez lequel l’imprévu joue un rôle plus original. Sans parler de ces foudroyantes octaves et de cette puissance matérielle qu’il exerce sur son instrument, je dirai que jamais on ne vit tant de fraîcheur, de grace, de légèreté vaporeuse, s’unir à une force véritablement herculéenne. Il y a du barbare, du sauvage du Nord dans cet homme nerveux qui s’assied au piano, frappe un coup sec, et mêle à grand bruit ses élémens dont il fait un chaos, comme pour se donner la joie de le débrouiller plus tard à loisir. Vous vous croiriez au fond d’un bois de chênes : le vent siffle à travers les branches, la tempête gronde, mais derrière ces épais nuages noirs qui filent, emportés en si grande hâte, glisse toujours par instans ce romantique rayon de lune de la poésie allemande, cette vaporeuse lueur qui calme et qui apaise, et vient rasserenar il cielo, comme disent tous les finales de l’Opéra-Italien. Nous avons entendu plusieurs fois Dreyschock jouer ses deux morceaux de prédilection : le Vallon et les Clochettes, et tel est l’effet qu’il a toujours produit sur nous.

Après Dreyschock, et puisque nous sommes sur le chapitre des pianistes, il faut citer encore un virtuose qui se recommande surtout par une étude approfondie des grands maîtres. Nous voulons parler de M. Halle, l’interprète religieux de Beethoven. M. Halle a voué aux chefs-d’œuvre du sublime musicien de Bonn ce culte intelligent et généreux que le Conservatoire ne cesse de leur rendre depuis quinze ans ; et pour tant de veilles et d’efforts, on peut dire que l’esprit du chantre immortel de la symphonie en ut a passé dans les doigts de son jeune interprète. M. Halle compose une symphonie de Beethoven, et l’exécute ensuite avec ce soin minutieux, cette exactitude profonde, cette scrupuleuse fidélité qu’on ne trouve que dans cette noble association des concerts de la rue Bergère. Son piano, c’est l’orchestre du Conservatoire en miniature, et nous ne connaissons pas de plus bel éloge à lui faire. On sait du reste quelle pénible tâche est celle-là, et comme il faut s’abdiquer soi-même pour en venir à rendre jusqu’à la dernière note, jusqu’à la plus imperceptible intention, un génie aussi exigeant, aussi entier que Beethoven. M. Liszt