Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/266

Cette page a été validée par deux contributeurs.
260
REVUE DES DEUX MONDES.

décidément portée, et avec raison, sur un autre ouvrage, le Tintoret de M. Léon Cogniet.

En général, la vogue et la popularité universelle sont un préjugé assez peu favorable du mérite d’un ouvrage d’art. Ce n’est pas qu’elles s’attachent d’ordinaire à des productions tout-à-fait sans valeur, mais il est encore plus certain qu’elles ne s’attachent jamais aux œuvres véritablement supérieures. Le public ne demande guère dans la peinture que ce qu’il va chercher au théâtre, des émotions. Il n’a pas à satisfaire des facultés esthétiques, dont le développement a besoin de beaucoup de culture. Il ne voit dans un tableau que la chose représentée : l’art lui échappe ; et, pour que la représentation excite sa curiosité et son intérêt, il faut, sous le rapport moral, qu’elle soit empruntée à cette région moyenne d’idées et de sentimens communs à toute l’humanité, ou bien, sous le rapport matériel, qu’elle ait l’attrait d’une imitation suffisamment exacte pour frapper les yeux. La ressource la plus sûre pour le succès populaire d’une peinture est l’élément dramatique, pourvu toutefois que ce dramatique n’offre que des situations morales dont la vie offre des exemples familiers à tous, et n’exprime que des passions et des sentimens peu compliqués. C’est assez dire que ce drame ne doit pas aller jusqu’au haut pathétique des maîtres italiens, par exemple, ni jusqu’à l’idéal tragique. Il convient aussi que l’action représentée tombe en quelque point dans la sphère de la réalité par le nom plus ou moins connu des acteurs ou par la vérité historique du fait, transmise par la tradition, ou du moins certifiée et circonstanciée par le livret. À tous ces titres le Tintoret de M. Léon Cogniet devait attirer les regards et provoquer la sympathie. On raconte que la fille du peintre vénitien Jacobo Robusti étant morte dans la fleur de la jeunesse et de la beauté, son père, voulant garder un souvenir des traits de son enfant bien-aimé, eut la force d’ame de faire son portrait avant qu’on l’ensevelît. Vraie ou fausse, l’anecdote est très célèbre et d’un intérêt touchant. M. Léon Cogniet a rendu cette scène avec convenance et avec talent. La curiosité se porte naturellement sur le visage du père qui doit dire tant de choses, et il faut rendre cette justice à l’artiste, qu’il a rencontré une expression suffisamment conforme à la situation. Il n’a pas été médiocrement servi sous ce rapport par le beau portrait de Tintoret, peint par lui-même, qu’il a pris assez littéralement. L’autre figure, celle de la fille, offrait aussi quelque difficulté : il fallait qu’elle fût morte et qu’elle restât belle. M. Cogniet paraît avoir essayé de l’éluder plutôt que de la vaincre, car la tête de sa