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LE SALON.

tionnelle du tableau et le défaut de vernis ont pu exagérer, il n’y a plus qu’à louer dans l’œuvre de M. Gleyre. Comme disposition générale, sa composition est du goût le plus heureux. Ces onze figures de jeunes filles, échelonnées par groupes distincts sur toute l’étendue de la nacelle, ont chacune une action particulière qui marque son rôle dans la scène. Les têtes sont d’un type charmant où la délicatesse et la douceur prédominent, sans exclure chez quelques-unes la sévérité et l’élévation. Sans se répéter précisément, elles ont un air de famille, ou, pour le laisser mieux dire au poète :

Facies non omnibus una,
Nec diversa tamen, qualis decet esse sororum.

L’ingénieuse et sévère élégance des coiffures, toutes traitées dans un grand goût, à la manière antique, le style des draperies toujours pur et noble, sans pédantisme, la grace naïve et la justesse des attitudes et des expressions, la simplicité, correcte du dessin, le choix et l’exécution des accessoires, révèlent dans l’artiste un sentiment élevé, fin et délicat de l’art, un goût sain et sûr, et cet amour pur du beau et de l’idéal, que tous croient sentir, que si peu possèdent véritablement, et dont le souffle a, par une rare fortune, laissé quelque empreinte sur sa toile.

S’il fallait, dans l’intérêt de la vérité et dans celui de l’artiste, tempérer ces éloges, sinon dans leur esprit, du moins dans leur portée, on pourrait dire que les belles qualités de la peinture de M. Gleyre ne s’y montrent pas avec cet accent de décision et de force qui s’impose d’autorité. Elles sont modestes, retenues, presque timides ; elles ne se font voir qu’à demi, comme si elles craignaient d’être regardées de trop près ; et, quoique l’examen n’y fasse en définitive rien trouver de suspect ou d’équivoque, on préférerait leur voir une allure plus franche et plus libre. On pourrait craindre, en effet, que cette réserve ne les empêchât de se produire plus tard avec ce relief d’énergie, de caractère et d’individualité qui distingue les œuvres de maître, s’il n’était pas plus naturel encore de ne voir dans cette apparente timidité que l’hésitation d’un talent élevé et fin qui connaît le but, mais cherche encore la route et ne veut rien hasarder de peur de tout perdre.

Le tableau de M. Gleyre a été si bien accueilli et si loué, que nous avons craint un instant pour lui la grande popularité. Heureusement il n’a eu que la petite, c’est-à-dire celle de la critique. L’autre s’est