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MOUVEMENT LITTÉRAIRE DE L’ESPAGNE.

« Car le poète en sa mission, — sur la terre qu’il habite, — est une plante maudite — qui porte des fruits de bénédiction.

« Dors en paix dans la tombe solitaire, — et qu’il n’arrive à ton ouïe éteinte — que la triste et funèbre prière — qu’un autre poète chantera pour toi. — Ces vers seront une offrande d’amitié — plus douce, certes, que la parole d’un homme, — pure comme la larme d’un enfant, — souvenir du poète que j’ai perdu !

« S’il existe un ciel lointain, — demeure des poètes, — et qu’il ne reste à la terre — que cette image glacée — de pourriture et de corruption, — c’est un digne présent en vérité — qu’on fait à la vie amère, — que d’abandonner son désert, — en lui laissant pour adieu la hideuse dépouille d’un mort !

« Si dans le non-être — il reste un souvenir d’hier, — et une vie comme ici, — derrière le firmament — consacre-moi une pensée, — poète, comme celle que je garde de toi. »

Ces vers n’étaient pas un chef-d’œuvre, mais ils contenaient l’expression d’un sentiment naturel et vrai. L’auteur ne put pas les lire jusqu’au bout, tant il était oppressé par sa douleur ; il fallut qu’un des assistans achevât pour lui cette pénible lecture. Chaque mot éveillait un écho dans le cœur des assistans ; chaque plainte répondait à une plainte, chaque espérance à un espoir. Le succès devait être universel et profond ; il le fut. « Notre enthousiasme, dit le témoin que nous avons déjà cité, fut égal à notre douleur. Dès que nous sûmes le nom de l’heureux mortel qui nous avait fait entendre une si céleste harmonie, nous saluâmes le nouveau barde avec l’admiration religieuse dont nous étions tous pénétrés ; nous bénîmes la Providence qui si visiblement avait fait apparaître un poète sur la tombe d’un autre, et les mêmes qui avaient conduit la pompe funèbre de Larra jusqu’à la demeure des morts rentrèrent dans le monde des vivans en proclamant avec transport le nom de Zorrilla. Zorrilla avait alors vingt ans à peine. Depuis, le souvenir de cette poétique origine l’a toujours accompagné et lui a servi d’auréole. La jeune société littéraire de Madrid aime à voir en lui comme une résurrection de son cher Larra. Le génie espagnol est oriental et fataliste ; il croit à la prédestination, et ce n’est pas pour lui un faible titre que cette circonstance extraordinaire. Dans d’autres temps, une légende en serait née, on aurait vu le génie de Larra s’échapper de sa tombe sous la forme de quelque oiseau harmonieux et se poser sur son jeune successeur.

Quelques mois après cet incident, parut le premier recueil de