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conservateurs d’aujourd’hui portent le poids des violences de leurs pères, et eux-mêmes, disons-le, ne sont pas exempts de reproche. Pendant les dix années qu’ils ont passées dans l’opposition, n’est-ce pas l’Irlande qui a été le but de toutes leurs attaques ? Dans la chambre des lords, dans la chambre des communes, dans les banquets, dans les églises, du haut des chaires, du haut des hustings, l’Irlande et le catholicisme, le pape et O’Connell, n’étaient-ils pas chaque jour dénoncés à l’Angleterre protestante ? Et notez bien que les tories étaient poussés fatalement dans cette voie, que cette conduite était une conséquence forcée de leur position. Le ministère de la réforme, le gouvernement de lord Melbourne et de lord John Russell avait avant tout pour appui l’Irlande. Le parti irlandais formait dans la chambre des communes l’appoint de la majorité ; il était comme un bouclier qu’il fallait traverser avant d’arriver jusqu’au ministère. De là vint que, pour renverser lord Melbourne et lord John Russell, il fallut d’abord abattre M. O’Connell et son parti, qu’on appelait sa queue, et que tous les coups destinés au ministère portèrent d’abord sur l’Irlande. L’opposition, conduite par sir Robert Peel, lord Stanley, lord Lyndhurst, eut dès-lors deux objets : l’un de paralyser l’action du ministère dans la législature, et de lui enlever l’appui des Irlandais en leur prouvant qu’il ne pouvait rien pour eux, l’autre de le perdre dans l’esprit du pays en soulevant contre lui l’orgueil national et la jalousie religieuse. L’un et l’autre de ces objets furent atteints. Dans la chambre des communes, toute mesure favorable à l’Irlande fut invariablement combattue, fut rejetée, ou ne fut concédée que mutilée et à la dernière extrémité. Heureusement le gouvernement de l’Irlande, dans ses conditions actuelles, est une affaire d’administration plus que de législation ; il est moins important d’y faire de nouvelles lois que d’y bien exécuter celles qui existent déjà. Aussi, le ministère whig compensait-il son impuissance législative par son impartiale administration, corrigeant ainsi les choses par les hommes ; mais dans le parlement, il ne pouvait rien, et bien souvent le parti irlandais, fatigué d’attendre, était près de l’abandonner. L’ame droite et loyale de lord John Russell fléchissait quelquefois sous cette tâche ingrate, et il le rappelait l’autre jour dans le plus noble langage : « Ç’a été pour moi, disait-il, et ce sera toujours pour moi une consolation, que ce peuple généreux et cordial, voyant que nous voulions réellement son bonheur, nous ait récompensés en nous accordant un degré inusité, peut-être immérité, de confiance. Bien souvent je me suis pris à hésiter en voyant que nous ne pouvions rien faire pour eux et qu’ils continuaient à avoir confiance en nous ; bien souvent je me suis demandé s’il n’était pas de notre devoir de leur dire franchement ce qui en était, de leur dire que nous n’étions pas dignes de leur confiance. »

Et pourtant, monsieur, les Irlandais ont eu confiance jusqu’au dernier moment. Mais la croisade anti-irlandaise et anti-catholique avait encore plus de succès au dehors qu’au dedans du parlement. C’était dans les églises, c’était dans les meetings, dans Exeter-Hall, dans les journaux, plus encore que dans les chambres, qu’on excitait et qu’on soulevait les sentimens nationaux et protestans de l’Angleterre. Les Irlandais étaient des sauvages moins civilisés