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celle d’Édouard a rêvé la gloire pour le nom dont l’obscurité va s’emparer. Aubert était aimé par une jeune fille noble et riche qui lui a cruellement appris combien mentent les poètes quand ils prétendent que le génie se trouve dans un sourire ou dans un regard. Jamais sourire et regard n’ont exercé plus de puissance sur un cœur que ceux dont s’illuminent la bouche et les yeux d’Hélène n’en exerçaient sur le sien, et son esprit est resté stérile. Il a la force d’apprendre à celle dont il est aimé le parti que lui dicte son honneur. Dût-il, par ce spectacle, faire succéder un mortel dédain à la passion qu’il inspirait, il lui montre la plaie de son impuissance. Tout ce qu’il pouvait redouter arrive. Hélène s’attache à un autre homme qu’elle épouse, et il ne lui reste plus pour intérêt dans sa vie que la résignation à pratiquer. Je me trompe pourtant, il n’est point de sentiers si désolés de l’existence où ne se rencontre encore parfois quelque fleur inespérée dont le parfum saisit tout à coup. Au fond du pays où il s’est confiné, Édouard trouve le dévouement et bientôt l’amour d’une paysanne de seize ans à la nature noble et intelligente, qui avait été la compagne de son enfance. Il conçoit la pensée de se consacrer à Madeleine, dont il s’est fait le précepteur. Après l’avoir aimée d’une affection presque paternelle, il a senti sa jeunesse se réveiller avec toute sorte de doux frissons et de tendres murmures auprès d’une fille fraîche et jolie dont ses cheveux rencontraient sans cesse la joue rosée. Mais un prêtre, homme austère et âgé, dans lequel Édouard a une confiance absolue, par qui, aux plus ardentes années de sa vie, il s’est toujours laissé diriger, lui persuade que son caractère, empreint d’une trace ineffaçable de mélancolie, ne fera point le bonheur de Madeleine, qu’il vaut beaucoup mieux pour la jeune fille qu’elle épouse le fils d’un riche fermier des environs, dont l’humeur et les habitudes seront plus en harmonie avec son éducation primitive. Édouard se laisse persuader, et, saisi d’une maladie soudaine après ce second sacrifice, il meurt de la mort calme et édifiante que sa vie avait préparée. On voit qu’aucune donnée ne peut être plus morale que celle de ce livre. Nous croyons même que la couleur puritaine y est un peu exagérée : le premier sacrifice d’Édouard Aubert peut se comprendre ; son dernier a sa source dans un sentiment de vertu si éthéré, qu’il échappe presque à l’intelligence. Il aurait pu, ce nous semble, en matière d’amour, s’en rapporter plus à lui-même qu’à son bon ami le curé. On ne saurait trop prendre garde à cette exagération, qui détruit tout l’effet des idées auxquelles elle se mêle. C’est une chose mauvaise et regrettable sans doute que l’irritation produite dans l’esprit des hommes par une perfection de cœur trop complète ; mais enfin, puisque cette irritation a lieu, puisqu’elle constitue un fait qu’il est impossible de méconnaître, il ne faut point aller trop rudement à l’encontre. Cependant, comme en ce moment nos romanciers ne nous prodiguent point les Grandisson, le roman de M. Leroux, avec son héros si parfaitement vertueux, peut exciter l’intérêt qu’éveille une chose rare, sinon une chose nouvelle. Ce qui, dans ce livre, peut aussi paraître piquant, c’est le soin extrême avec lequel il a été composé, et la brièveté de l’histoire qu’il contient : Édouard