Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 2.djvu/1002

Cette page a été validée par deux contributeurs.
996
REVUE DES DEUX MONDES.

avec tout le charme de son dialogue amusant, léger et moqueur, n’a pu empêcher son chevalier à la mode d’inspirer un sentiment de mépris qui paralyse l’effet des saillies les plus joyeuses par l’action glaciale du dégoût. Il n’est point de style éloquent ni de style enjoué qui puisse anéantir ce qu’il y aura d’éternellement révoltant dans le tableau d’un homme qui tire les ressources de son existence du nécessaire ou même du superflu de la femme dont il est aimé. Je ne sais rien, après le spectacle d’un affront supporté par une ame avilie, dont soit plus cruellement offensé l’honneur, c’est-à-dire la pudeur virile. Eh bien ! le roman de M. de Balzac nous peint dans ses détails les plus abjects cette honteuse situation. Ce sont les secours que Mme de la Baudraye doit à un héritage récemment recueilli qui font vivre le journaliste. À la peinture d’un cœur dégradé le romancier en joint une autre non moins hideuse, celle d’une intelligence agonisante. Lousteau appartient à cette triste classe d’écrivains qui, à force de remplacer par des inspirations factices l’inspiration réelle qu’on puise dans l’amour du beau et dans la conscience du bien, flétrissent leur talent et finissent par le rendre stérile. Le travail est devenu chez lui une souffrance, chaque pensée lui coûte une lutte douloureuse contre une indolence plus tyrannique de jour en jour. Alors il a recours à une de ces bassesses que rend insupportables à la pensée l’odieux mélange du ridicule et du pénible. Il imagine d’exploiter le cerveau de celle dont il vide déjà la bourse. C’est à Dinah, qu’on appelait autrefois la Sapho de Sancerre, qu’il s’en remet du soin d’écrire ses articles ; puis, tandis que cette femme s’attèle, pour le faire vivre, au joug qu’il n’a plus la force de traîner, il se livre à une existence d’obscures débauches ; toutes les nuits, il revient trouver, l’haleine imprégnée des odes de l’orgie, sa maîtresse, dont une veille laborieuse a fatigué l’esprit et le regard. Il arrive cependant une heure où Mme de la Baudraye s’aperçoit qu’elle est si souvent obligée de rougir pour celui qui est l’objet de son dévouement, que ce dévouement lui devient impossible. Par suite d’un calcul d’intérêt et d’un changement de situation qu’explique complaisamment le romancier, M. de la Baudraye, dont le caractère n’est pas un des moins choquans du livre, consent à reprendre sa femme. Dinah, établie à Paris dans un riche hôtel par son mari, qui vient d’être créé comte et de faire ériger un majorat en faveur du fils de Lousteau, parvient, au bout de quelques mois, à rentrer en grace avec le monde. Comme le monde même, elle a presque oublié son ancien amant, lorsqu’un soir que, belle et parée, elle se dispose à partir pour le bal, elle voit entrer dans son salon le journaliste, qui, pressé par ses créanciers, vient demander l’aumône à son ancienne maîtresse. Alors, par un monstrueux caprice, Dinah, au lieu de secourir l’homme qu’elle a aimé avec une main pudique et un cœur rendu à la chasteté par la souffrance, se jette de nouveau et subitement dans les bras de ce misérable. Cette fois seulement, la liaison qu’elle renoue avec Lousteau n’aura même plus, pour se faire pardonner, les témérités généreuses d’un dévouement qui se montre tout entier et au grand jour ; elle sera cachée par l’hypocrisie. Mme de la Baudraye reste femme du monde