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duites de nos jours pour en édifier de nouveaux. Contre ces tentatives, il n’a pas moins de colère que contre la religion qu’il a quittée. M. de Lamennais, qui ne se plaît qu’au milieu des décombres et des débris, ne peut supporter chez les autres l’ambition de fonder quelque chose. Il est singulier que chez un homme qui se donne pour réformateur les systèmes et les utopies de quelques novateurs de bonne foi rencontrent une si dédaigneuse antipathie. Qu’a donc, depuis douze ans, découvert M. de Lamennais pour mépriser si fort les travaux de ses contemporains ? Du haut de quelle vérité positive leur lance-t-il ainsi l’anathème ? Tout lui faisait une loi de plus de modestie, de plus de charité.

La charité ! Mais M. de Lamennais devait en manquer bien plus encore, et ce mot nous rappelle que nous arrivons à la partie la plus pénible de notre tâche. Quand la critique est obligée de signaler les pensées vulgaires ou fausses d’un homme qui a eu du génie, c’est déjà besogne fâcheuse : mais combien il est plus triste d’avoir à condamner chez un écrivain célèbre les sentimens d’une ame qui s’est elle-même volontairement dégradée ! Nous avions bien entendu parler de quelques portraits tracés par M. de Lamennais dans sa solitude ; on en disait les couleurs fort vives et la touche audacieuse. L’auteur s’était proposé de caractériser ses ennemis politiques, c’est-à-dire les principaux défenseurs d’un gouvernement auquel il a voué une haine profonde ; on pouvait donc s’attendre à d’énergiques peintures. Mais en vérité les juges les plus sévères de M. de Lamennais n’auraient jamais songé à lui attribuer les excès dont il n’a pas craint de se rendre coupable. Il a sali ses pages de ce que peut vomir d’outrages la haine la plus furieuse, et, nous ne craindrons pas de le dire, la plus inepte. Oui, par un juste châtiment, au moment où l’écrivain travaillait à déverser l’injure et l’ignominie sur la vieillesse, sur les longs et glorieux services rendus à l’état, sur les hommes les plus illustres de la tribune et de l’armée, dans cette occupation odieuse il perdait son talent.

La vengeance n’est pas une muse ; c’est une furie. Quand un écrivain n’a plus d’autres inspirations, il descend dans un abîme fangeux. M. de Lamennais a cru sans doute qu’il se portait l’émule de Tacite, et que ses portraits iraient rejoindre dans la postérité ceux de Cornelius. Il nous semble que le gendre d’Agricola ne nous a pas laissé de hideuses caricatures ; Tacite ne nous a pas représenté de chimériques et grotesques criminels, mais des hommes. Voyez-le