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à soixante mille ames ; il est difficile, à vue d’œil, de fixer un chiffre exact, tant les habitations sont disséminées. Cette villa (dans le sens espagnol du mot) comprend plus d’une demi-lieue de maisons, de champs, d’enclos, de jardins où mûrissent les énormes pamplemousses (citrus decumana), qui abondent dans les bazars, ainsi que le fruit monstrueux du jackier (artocarpus integrifolia). Au-delà de cette riante huerta, on retrouve un chemin poudreux, çà et là des touffes de pandanus groupés sur des monticules de sable, des bosquets épais de cashew (anacardium), couverts de petites pommes et de fleurs roses, des bois de palmiers sauvages, sous lesquels le chacal s’abrite en plein jour. Parfois aussi, au milieu d’un espace aride, surgit un vieil acacia épineux à moitié calciné par la chaleur et chargé de guenilles : c’est une espèce d’arbre fétiche devant lequel tout voyageur déchire un morceau de son vêtement pour le suspendre aux rameaux, comme s’il s’agissait de compenser ainsi le feuillage absent. De loin en loin paraît un village, dont l’abord est marqué par un de ces figuiers banians, image de la fécondité, recourbant vers le sol leurs branches, qui pendent en racines échevelées, s’implantent de nouveau, et forment une tonnelle colossale ; sous ces voûtes naturelles se tient tantôt un marché, tantôt une école ; c’est comme un grand nid qui rassemble au soir les vieillards et les enfans. Autour des maisons, grace à la fraîcheur des citernes, s’élève le cocotier, qui nourrit l’homme de son amande, l’abreuve de son lait, l’enivre de son vin, et lui fournit sa feuille pour couvrir des cabanes, la bourre de son fruit pour faire des nattes, des cordes, des tissus, sa noix pour puiser l’eau et confectionner l’appareil dans lequel on fume le houkka. On voit aussi le bambou dont le pêcheur fait des mâts et des rames, le jardinier des conduits pour l’irrigation, le vannier des paniers ; les tiges frêles et tendres de ce gigantesque roseau se glissent à travers les branches horizontales du ouatier, dont la fleur jaune brise en s’ouvrant une gousse charnue, s’épanouit en candélabres comme celle de l’agave, et se change en un duvet soyeux que le vent secoue dans les airs. Là, jamais la végétation ne s’arrête ; les plantes herbacées, les arbres à moelle, pompent aisément l’eau que puise la racine aux étangs et aux canaux ; ce sont de frais bosquets où le parfum des fleurs, le bourdonnement du colibri, le chuchottement des petits oiseaux, vous invitent à dormir ; mais, prenez garde, sous ces herbes veloutées rampent souvent de hideux serpens.

Cependant j’approchais de Chillambaram. Je rencontrai un religieux