Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/943

Cette page a été validée par deux contributeurs.
937
CHILLAMBARAM ET LES SEPT PAGODES.

pris. Contemporains de ces nations mortes depuis si long-temps, les Chinois ont eu le tort impardonnable de conserver jusqu’à nos jours cette vanité héréditaire qui venait moins alors d’une ignorance hautaine que de la conscience d’une supériorité relative. En effet, combien des peuples soumis à des prescriptions civiles, appuyés sur des dogmes religieux, vivant en société, l’emportaient sur des peuplades errantes, sans monumens ni traditions, sans art ni poésie ! Les contrées civilisées ou déjà sorties de l’état sauvage restaient séparées entre elles par des intervalles trop considérables pour qu’elles pussent se connaître et se respecter ; elles s’abritaient donc contre le voisinage ou les envahissemens de la barbarie, celles-ci par des frontières naturelles, mais fictives, celles-là par des lignes de forts ou de longues murailles.

À l’époque où nous nous reportons, c’est-à-dire vers les derniers siècles avant notre ère, la presqu’île indienne n’avait ni villes ni temples ; elle sommeillait encore couverte de forêts impénétrables, « séjour choisi de toutes les espèces de bêtes fauves, retraites de nombreuses troupes d’oiseaux, assombries par d’énormes arbres chargés de lianes, recherchées par une foule d’animaux féroces, abondamment pourvues d’eau, embellies de mille sortes de fleurs, jonchées de mille touffes de lotus, et toutes brillantes de nymphéas bleues, » comme le disent les poètes. Cette vaste contrée, les Hindous la connaissaient sous le nom de forêt Daôdaca, expression qui dénote que d’une part elle n’était habitée par aucun peuple agriculteur et policé, et que de l’autre on ne l’abordait pas sans effroi.

Tout le long de la chaîne des Gaths, qui, se détachant de celle des monts Vindhyas, traverse la péninsule du nord au sud et s’interrompt à peine au golfe de Manaar pour surgir jusqu’au pic d’Adam, la tradition plaçait des êtres fabuleux et méchans, les Rakchassas, mangeurs d’hommes, jadis maîtres de Ceylan. À chaque demi-dieu, à chaque divinité même, les Hindous attribuent, comme le plus grand service rendu à l’humanité, la destruction d’un certain nombre de ces êtres hideux et malfaisans dont Bouddha, selon la croyance de ses sectateurs, purgea définitivement l’île de Lanka. Toutefois, en réduisant à des proportions plus raisonnables ces démons que l’allégorie ou la peur revêtait de formes étranges et souvent gigantesques, ne peut-on pas voir en eux des sauvages cruels, plus redoutés que connus de leurs voisins, des cannibales particulièrement odieux aux peuples de l’Inde, qui s’abstiennent de tuer même les animaux nuisibles ?