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ger par la langue. Les grands désastres de Charles appartiennent en propre à l’histoire de la Suisse, dont ils sont comme le plus glorieux butin, et par cet aspect ils ont rencontré naturellement pour narrateur et pour peintre l’admirable Jean de Muller, le plus antique des historiques modernes. Or, à la suite de la traduction récente due à la plume de M. Monnard[1], on trouve dans les tomes VII et VIII, à titre d’appendice, d’excellentes dissertations de M. de Gingins, qui prennent ces évènemens fameux par un revers assez inattendu, mais désormais impossible à méconnaître, sauf la mesure. M. de Gingins, à peine cité en France, est un de ces érudits qui, sans se soucier de l’effet vulgaire, poursuivent un résultat en lui-même, à peu près comme M. Letronne quand il avise un point de géographie, ou comme M. Magendie quand il interroge à fond un rameau de nerf. De plus, dans le cas présent, un mobile particulier l’animait : né au sein de la Suisse romande, pour laquelle ses aïeux combattaient en chevaliers, il s’est senti sollicité à en rechercher le rôle dans ces guerres et à s’y intéresser en patriote non moins qu’en curieux. Toute la Suisse, en effet, ne se rangeait pas alors dans un seul camp, et avec le Bourguignon la portion dite française fut vaincue. Le pays de Vaud notamment, qui relevait de la Savoie, mais dont le baron et seigneur, le comte de Romont, était d’ailleurs attaché au duc de Bourgogne, eut à subir de la part des Allemands une irruption inique, non motivée, et marquée des plus cruelles horreurs. Selon M. de Gingins, cette querelle compliquée des Suisses contre le duc Charles ne saurait se justifier au point de vue national, ni dans ses préliminaires, ni dans ses différentes phases. Ennemis héréditaires de la maison d’Autriche, amis incertains et très récens de la couronne de France, les Confédérés avaient, au contraire, toujours trouvé dans la maison de Bourgogne une alliée sûre et fidèle. Intérêts de commerce et d’échange, intérêts politiques, tout les liait ; la Franche-Comté de Bourgogne était devenue presque la seconde patrie des Suisses. Comment donc expliquer le brusque revirement qui les mit aux prises ? Les intrigues de l’archiduc Sigismond pour récupérer la Haute-Alsace, qu’il avait cédée au duc Charles dans un moment de détresse, l’or et surtout

  1. Cette histoire, exactement traduite, savamment annotée, et à laquelle MM. Vulliemin et Monnard donnent des suites développées qui s’étendront jusqu’à nos jours, mériterait un examen tout particulier, qui rappelerait utilement l’attention sur ces hauts mérites et ces originales beautés, si austères à la fois et si cordiales, de Jean de Muller.