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émane. Si, après avoir proclamé la souveraineté du nombre, on ne veut pas s’y soumettre, il faut, ou reconnaître la supériorité des principes qu’on a combattus, ou avoir le courage de soutenir tout haut que la société ne doit être que désordre, qu’un assemblage fortuit de bêtes féroces.

Aussi apprenons-nous que l’émeute genevoise a fort déplu à tout ce qu’il y a de plus considérable dans le parti démocratique en Suisse. Ce parti n’a pas fait les nombreuses révolutions de 1830 et 1831 pour offrir à l’Europe un spectacle permanent d’agitations et de désordre. Il tenait à prouver, et il a prouvé que, si populaire que fût la forme de leur gouvernement, les Suisses aimaient l’ordre public autant que la liberté. Les cantons révolutionnés jouissent depuis long-temps d’une paix profonde, et, chose remarquable, même les discordes et les dissentimens fédéraux, même les débats quelquefois très ardens de la diète, n’ont pu troubler essentiellement la paix publique en Suisse. Sans cet esprit d’ordre qui est général dans cette population à la fois si courageuse, si prudente et si grave, la Suisse, avec tous les levains qui fermentent dans son sein, avec ses divergences de mœurs, d’intérêts, de langue, d’industrie, de religion, ne serait que le vaste foyer d’un terrible incendie. La minorité genevoise déshonore, aux yeux des patriotes suisses, la cause de la liberté et de la démocratie. Ils n’acceptent point la responsabilité de ses faits et gestes ; ils ne voient rien là d’helvétique. Du désordre pour le désordre, ou pour satisfaire des convoitises et des vanités personnelles, il n’y a rien là en effet qui puisse mériter le respect ou l’indulgence de la Suisse.

Une amnistie générale a mis fin à cette déplorable équipée. Espérons que Genève n’achèvera pas de se perdre dans l’opinion publique par le renouvellement de ces scandales. Au surplus, nous sommes convaincus que, si le désordre venait à recommencer, les confédérés viendraient au secours du droit et de la constitution. Entre autres, Berne et Vaud tiendraient à prouver qu’ils ne confondent pas, eux, la liberté avec l’anarchie, et la souveraineté du peuple avec les violences d’une minorité.

Ajoutons que si le fait qui vient de se passer à Genève était autre chose qu’un accident, s’il était le symptôme d’une maladie endémique, il soulèverait une question grave et digne de toute l’attention des publicistes. C’est la question de savoir si la démocratie, si la démocratie pleine, absolue, peut exister régulièrement dans un pays qui n’a pas une forte organisation politique, des pouvoirs publics solidement constitués. La démocratie est de sa nature vive, mobile, agitée. Dans les démocraties, il y a peu de grandeur individuelle, d’influence personnelle ; mais en revanche chacun peut se faire l’interprète des masses, leur organe, leur chef : s’il sait épier le moment favorable, pressentir une opinion, exalter un sentiment il n’a pas besoin d’antécédens glorieux, de clientelle laborieusement acquise, soigneusement conservée. C’est le flot populaire qui élève les hommes et les abaisse. Le héros d’aujourd’hui peut être oublié demain, mais, pour briller aujourd’hui, il n’est pas nécessaire d’avoir existé hier. Comme dans toutes les formes de