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les forêts voisines. À cette nouvelle, les sénateurs, profondément surpris, forcèrent Miloch à les suivre chez le visir de la citadelle pour lui annoncer ce qui se passait. Ils voulaient le laisser comme otage aux mains des Turcs ; mais le visir et le consul russe se refusèrent également à prendre sur eux une telle responsabilité. Comme le prince protestait de sa complète innocence, on feignit d’y croire ; seulement on exigea de lui qu’il envoyât aux rebelles deux de ses aides-de-camp avec une lettre où il leur conseillait d’abandonner leur folle entreprise. Miloch dut céder à la force ; mais pour détruire l’effet de sa lettre, il fit donner secrètement aux siens l’ordre de n’écouter aucun avis, et de marcher toujours en avant jusqu’à ce qu’ils eussent arraché leur maître aux mains des constitutionnels. Conduits par un sous-officier nommé Taditj, les soldats révoltés poursuivirent donc leur marche, musique en tête, étendards déployés, excitant sur la route tous les paysans à les suivre contre les impies qui avaient incarcéré le kniaze et voulaient le tuer.

Réduit aux expédiens extrêmes, le sénat dut investir Voutchitj de la dictature militaire pour tout le temps que durerait l’insurrection ; déjà, en 1835, ce héros, l’idole du peuple, avait noblement soutenu le rôle difficile qu’on lui confiait de nouveau. À la tête des volontaires qui, au bout de quelques jours, s’élevèrent au nombre de quinze mille, le dictateur eut bientôt cerné les troupes du prince, les réduisit à se rendre prisonnières, dispersa les bandes que l’or de Miloch avait soulevées, et prit Kragouïevats. Alors réunissant sur la prairie de cette ville toute l’armée civique, il enjoignit à chaque capitaine de nahia, à chaque knèze de district de tenir dans sa tente registre ouvert, pour que tout membre de la nation pût y inscrire ses griefs et constater les dommages causés par Miloch, soit à sa personne, soit à ses biens. Il engagea en même temps les chefs serbes à lui exposer librement leurs vœux. Les guerriers de toutes les nahias s’accordaient pour demander une grande skoupchtina. Les sénateurs seuls s’y opposaient. — Le peuple imprévoyant, disaient-ils, chasserait la dynastie maudite ; alors la Russie, qui l’a appuyée de sa garantie, enverrait chez nous un plénipotentiaire ; son joug s’appesantirait sur la Serbie. Mieux vaut garder, en le contenant, un tyran national. Ces sénateurs avaient raison ; mais quel triste sort pour un peuple avide d’indépendance ! Aussi l’enthousiasme patriotique qui s’était d’abord réveillé avec tant d’éclat, faisait-il place à une froide résignation ; la plupart cependant persistaient encore à demander la skoupchtina. « Que sommes-nous,