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LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME.

manières, l’assiéger de visions grotesques ou sombres : elle n’a pas voulu prendre au sérieux ces débauches de l’imagination. Elle n’a vu dans ces tableaux que des fantaisies sans conséquence, elle n’a prêté à leurs auteurs que l’intention de la divertir en passant. Plus ils semblaient abonder dans le sentiment de leur importance, plus elle les trouvait plaisans et singuliers. Les écrivains en ont été pour leurs frais de mise en scène ; à peine la société en a-t-elle été effleurée.

On dirait même que le dégoût issu de ces exagérations de la plume a déterminé une réaction dans un sens inverse. À mesure que les écarts de certains romanciers ou philosophes devenaient plus graves, la société se contenait, se surveillait davantage ; elle eût rougi de ressembler au scandaleux portrait que l’on affichait pour le sien, elle voulait que l’erreur fût manifeste et la calomnie évidente. Dans les relations de famille, ce contraste s’est surtout fait sentir. Jamais cette longue accusation d’adultère qui remplit tant de volumes et défraie tant de fictions n’a été moins justifiée ; la faute n’est que l’exception, la règle est le devoir. Il en est de même des autres douleurs, des autres plaies sociales : presque toujours la plainte porte aujourd’hui à faux ou s’entache d’une exagération flagrante. Ainsi la voix des écrivains résonne dans le vide et n’a plus d’échos.

Ce résultat est heureux ; il prouve qu’en dehors de la vérité il peut y avoir un succès, mais pas d’ascendant, pas d’empire sur les esprits. Les auteurs des grandes époques ne défraient pas seulement une rapide lecture ; ils sont des conseils, des amis ; on les consulte souvent, on les cite, on les honore. Y a-t-il rien de pareil aujourd’hui, et où sont les livres qui durent ? Ces romans nouveaux que la vogue adopte s’éteignent dans le bruit qu’ils font et ne laissent aucune trace ; ces théories qui prétendent au gouvernement du monde s’éclipsent pour faire place à d’autres chimères. De tout cela il ne reste rien, si ce n’est le sentiment d’un oubli éternel et irrévocable. Rien ne se soutient ici-bas, ne traverse les siècles que protégé par l’estime. Or, on peut lire de pareils écrits ; on ne saurait les estimer. Deux qualités pourraient seules sauver les auteurs de l’abandon, et ils ne les ont pas : l’une est le sentiment de l’art qu’ils sacrifient à la spéculation littéraire ; l’autre est la sincérité des convictions, évidemment compromise par les démentis qu’ils se donnent.

L’influence de ces écrivains est donc en pleine décadence : leur plume expie une longue suite d’excès. Tandis que les livres se plaisaient à calomnier la société, elle prenait le parti de se gouverner