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LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME.

immondes profondeurs. Croit-on inspirer à l’homme le désir du bien, la passion des grandes choses, en l’initiant à des turpitudes qui ne devraient jamais souiller son oreille ou sa vue ? Est-ce là un enseignement qui puisse satisfaire autre chose qu’une misérable et futile curiosité ? Que l’on ouvre le livre où sont inscrits les grands noms littéraires, et l’on verra si aucun d’eux a dérogé au point d’écrire une telle histoire et de tracer de pareils tableaux. Deux hommes seulement ont abordé cette tâche avec un succès que leurs plagiaires obtiendront difficilement : on les nomme Mercier et Rétif de la Bretonne. Qu’est-il resté de leurs œuvres ? Qui se souvient du Tableau de Paris, livre pensé dans la rue et écrit sur la borne, comme le disait Rivarol ? Qui connaît les Nuits de Paris, ce cauchemar en quatorze volumes, où l’auteur passe en revue les antres de la débauche et du crime, sans reculer devant aucun détail, sans faire grace au lecteur d’une seule impureté ? Ces écrivains ont été aussi les héros de leur temps. Où sont-ils aujourd’hui, et qu’est devenue leur gloire ? Ceux qui les suivent et les imitent auront le même sort ; rien ne vit ici-bas que par l’idée morale. Le rôle d’un écrivain n’est pas de remuer la fange de la civilisation et de poursuivre en l’honneur du crime un idéal impossible et impie. C’est un soin qu’il faut laisser aux sténographes des cours d’assises chargés de rendre le forfait dramatique et l’échafaud intéressant.

Est-ce là d’ailleurs qu’est la société ? Ne vivons-nous que dans un monde d’escrocs et de prostituées ? N’y a-t-il ici-bas que des infamies et des guet-apens ? Cette légion de mères de famille dont les joies ne dépassent pas l’enceinte du foyer domestique, ces ménages où le travail défraie à la fois les besoins de la semaine, les plaisirs du dimanche et l’épargne pour les vieux jours, ces millions d’hommes laborieux qui portent le poids du soleil avec une persévérance admirable, suffisent à tous leurs devoirs et meurent sans laisser la moindre tache sur leur nom : tout cela, on l’oublie, on le dédaigne ; personne n’en tient compte, ni les romanciers, ni les philosophes, ni les statisticiens. Ce que l’on recherche, ce que l’on poursuit, ce sont les difformités, les exceptions. Il faut produire de l’effet, maîtriser la curiosité, frapper des coups qui portent. De là ce monde de fantaisie substitué au monde réel, de là cette importance excessive attribuée à quelques existences équivoques, à quelques misères de détail, au préjudice de l’intérêt que mérite l’ensemble et de l’opinion qu’on doit s’en former.


Il est donc temps de faire un retour sur soi-même et de cesser un jeu