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termes l’art d’improviser des sociétés irréprochables. Plus d’un esprit qui se croit sérieux a payé tribut à cette chimère : il y a aujourd’hui des socialistes partout, dans le roman, dans la statistique, dans la philosophie, dans l’histoire, dans l’économie politique et industrielle. Le mot a fait des ravages, et la chose aussi : des sectes éphémères et bruyantes ont laissé cette empreinte avant de disparaître. C’est de là que sont venues les déclamations contre la société, les anathèmes tumultueux, les récriminations interminables. Il semble qu’on les entende encore. La société est sans cœur et sans entrailles ; elle envoie les jeunes gens au canon, les jeunes filles à la prostitution ; elle n’a ni soin, ni souci de la vie et de l’honneur des créatures. Toute institution est viciée en germe ; comme dans le mauvais fruit, partout on découvre le ver. L’adultère souille le mariage, la fraude déshonore l’industrie, la haine et la jalousie enveniment les rapports, l’égoïsme plane sur le tout et couronne l’ensemble des relations humaines. Ainsi du reste. On devine ce qu’un pareil texte renferme d’amplifications et quelle masse de griefs on peut invoquer contre une société qui n’a pas la prétention d’être parfaite.

Il faut pourtant s’entendre : la civilisation, telle qu’elle existe, n’est pas un décor d’opéra que l’on fait disparaître d’un coup de baguette. Elle représente un ensemble de sentimens et d’intérêts qu’il est difficile d’ébranler. On peut, en y réfléchissant, s’expliquer les illusions des socialistes. Habitans d’un monde imaginaire où l’ame est affranchie de toute peine, le corps de toute infirmité, il n’est pas surprenant qu’ils regardent avec un profond mépris ce monde réel que la douleur tient asservi et que le besoin assiége sous mille formes. Mais c’est là un état particulier de l’esprit, une foi qui ne visite qu’un petit nombre d’ames. Le gros des intelligences ne croit ni aux systèmes infaillibles, ni aux transformations soudaines. De semblables déceptions ne sont d’ailleurs pas nouvelles. Il en est de la régénération sociale comme de la transmutation des métaux, que le moyen-âge regardait comme une découverte non-seulement possible, mais prochaine. Toutes les chimères se ressemblent, et le même sort les attend.

La société réelle a donc poursuivi tranquillement sa marche en dépit du socialisme et des nombreuses sectes qu’il a fait éclore. Les clameurs ne l’ont pas troublée, les injures ne l’ont pas atteinte. Au milieu du grand mouvement de passions et d’affaires qui accompagne la vie humaine, c’est à peine si cette petite turbulence a été remar-