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LA SOCIÉTÉ ET LE SOCIALISME.

s’agit d’alléger la responsabilité individuelle de tous les torts que l’on impute au régime social. Naguère on admettait que l’homme doit porter la peine de ses fautes ; on veut aujourd’hui que ce soit la société. La société, voilà le grand coupable. Elle a pour mission de procurer aux êtres qu’elle régit un bonheur sans nuages et sans limites : quand elle y manque, il faut lui demander des comptes sévères. Ainsi les termes du programme sont renversés. Pour l’individu, plus de responsabilité ; le devoir collectif a effacé le devoir personnel. L’homme n’est tenu à rien depuis que la société est mise en demeure de pourvoir à tout ; c’est elle qui est chargée de toutes les invectives comme de toutes les réparations, et, par une singulière loi d’équilibre, on se montre d’autant plus exigeant d’un côté que l’on est plus accommodant de l’autre. On autorise la dépravation des élémens sociaux et l’on demande une société parfaite.

L’antiquité n’a pas commis une semblable méprise. Ce qu’elle a eu d’abord en vue, c’est l’homme : elle s’est adressée à la conscience individuelle plutôt qu’à la conscience sociale ; elle a cherché une responsabilité effective, sérieuse, et non une responsabilité abstraite, illusoire. Les grands esprits, dans l’ordre philosophique et religieux, n’ont pas un instant hésité sur ce point ; c’est sur l’éducation de l’individu qu’ils ont fondé le perfectionnement de l’espèce. Les formules les plus célèbres de l’éthique ancienne intéressent directement l’homme, le prennent à partie pour ainsi dire. Le connais-toi de Socrate, l’abstiens-toi d’Épitecte, sont des conseils de morale personnelle, des règles de conduite précises. Le christianisme, à son tour, parle au cœur humain d’une manière directe ; il ne s’inquiète ni des torts de la civilisation, ni des imperfections de la société. Dans le schisme même, personne ne se paie d’une aussi mauvaise défaite. Pélage et Abélard, en exagérant le libre arbitre, Priestley en inclinant vers la loi de la nécessité, les antinoméens et les déterministes, le Koran empreint de tant de fatalisme, le dogme païen qu’assombrit l’expiation, tous les cultes comme tous les systèmes, proclament la responsabilité de l’homme, sans faire jamais au milieu dans lequel il vit une part trop grande, sans y puiser les élémens d’une justification aussi dangereuse que commode.

C’est là que se trouve la vérité, non ailleurs : tout autre point de vue laisse la passion sans frein, la conscience sans autorité. Aucune société ne résisterait à un régime où le sentiment du devoir personnel s’affaiblirait devant l’intervention d’on ne saurait dire quelle tutelle collective. La civilisation actuelle est le fruit de l’éducation