Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/749

Cette page a été validée par deux contributeurs.
743
LA FLORIDE.

son rang, ne pénètre dans les réunions de cette brillante aristocratie qui conserve les traditions de Louis XIV. Entrez dans un magasin, demandez un objet quelconque en vous servant d’une autre langue que le français : « Je ne vous comprends pas, monsieur ; » telle sera la réponse que vous obtiendrez presque toujours. Au contraire, faites-vous reconnaître pour Français de France, soudain toutes les portes s’ouvrent, et le marchand vous offre lui-même des réductions de prix que vous n’auriez pas osé proposer.

Cette religion du souvenir, si pure dans son origine, a bien ses inconvéniens. Pour mieux défendre sa nationalité, le Canadien repousse un changement quelconque ; il est par conséquent stationnaire par principes et fort peu ami du progrès. Gai, brave, insouciant, toujours prêt à tirer l’épée, il a conservé intact le caractère de ses ancêtres, il est resté en tout le Français de Louis XIV. Il y aurait là de précieuses études pour ceux de nos romanciers qui cherchent à ressusciter le grand siècle dans leurs écrits. Au Canada, ils retrouveraient la haute noblesse dont les gentilshommes de la régence n’étaient que des descendans abâtardis. Les seigneurs avec leurs vassaux, le clergé et sa dîme, les couvens et leurs scènes de violence ou de désespoir, tout ce que nos anciennes institutions avaient de pittoresque et d’abusif passent vivant sous leurs yeux. Ce sont, il faut en convenir, de singuliers anachronismes ; mais pourrions-nous élever une voix sévère contre ces hommes qui, livrés à l’étranger par leur patrie, n’en parlent pourtant qu’avec amour, ne la nomment jamais que la belle France ?

Le clergé seul fait exception à cette règle générale. Les intérêts de ce monde, bien plus que ceux du ciel, l’ont détaché de ses compatriotes et entièrement rallié à la politique anglaise. Il ne l’a que trop bien prouvé lors de la dernière tentative faite par les Canadiens pour conquérir leur liberté. En se soulevant contre l’Angleterre, ils devaient naturellement compter sur l’appui des réfugiés irlandais, qui forment plus du tiers de la population non française. Il n’en a rien été. À la voix des prêtres catholiques, les enfans d’Erin ont pris les armes, non point contre les Anglais hérétiques, dont la politique impitoyable les avait chassés de leur terre natale, mais contre leurs coreligionnaires, contre ces Canadiens qui les appelaient dans leurs rangs en leur offrant une nouvelle patrie. Aussi, après des prodiges de bravoure, il a fallu céder à la force et courber de nouveau la tête sous le joug qu’on avait cru briser. Une seule chance restait aux Canadiens. Seuls, ils ne peuvent rien contre l’empire britannique :