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ne se mettent point sur les rangs. La lassitude des partis peut lui accorder un répit ; il veut rester, et il ne sera pas difficile sur les conditions, il l’a déjà prouvé ; ses fautes servent les partis extrêmes, et quelques-uns de leurs membres, entraînés par la politique détestable qui cherche le bien dans l’excès du mal, pourront lui donner leur perfide appui : je ne dis donc point qu’il doive tomber sur-le-champ ; mais ce que j’affirme, c’est que le reste de son existence s’accomplira au milieu des embarras et des secousses.

C’est pourquoi je pense que son maintien ne répond point au besoin de stabilité dans le gouvernement et d’autorité dans le pouvoir qu’éprouvent tous les amis dévoués de la révolution de juillet et de l’ordre de choses qu’elle a fondé. Je sais que des députés assez nombreux, tout en convenant des inconvéniens attachés au maintien du cabinet, sont cependant frappés de la puissance exercée par M. Guizot à la tribune, qu’ils le considèrent, quant à présent, comme le défenseur nécessaire du gouvernement, et qu’ils désirent, en consolidant le ministère, retenir au pouvoir un homme dont la parole est éloquente et paraît convaincue. L’influence qu’exerce un orateur éminent dans un pays comme le nôtre, qui admire le talent, même quand il en condamne l’emploi, est immense, et je n’entends point la contester. M. Guizot est, en effet, le soutien du ministère, il le relève, il l’a préservé maintes fois de sa chute, il est sa force, j’en conviens ; mais j’ajoute qu’il est aussi sa faiblesse, et mon opinion très arrêtée est que sa présence dans le cabinet deviendra la principale cause de sa destruction. M. Guizot a un grand tort, un tort irrémédiable dans un gouvernement libre, où le concours de l’opinion est indispensable au pouvoir : il est impopulaire. Ce n’est pas que je sois un courtisan de la popularité : je sais combien elle vend cher ses capricieuses faveurs, et je plains ceux qui consentent à les payer ce qu’elles coûtent ordinairement ; mais aussi je redoute ceux qui affectent pour la popularité un superbe dédain, et qui, désespérant de l’obtenir, se font un titre de l’avoir perdue. Les amis de M. Guizot prétendent qu’il est devenu impopulaire en défendant la cause de l’ordre, en résistant aux factions. Ils le vantent. Je ne veux citer aucun nom propre ; cependant les deux chambres renferment plus d’un personnage politique qui a combattu l’anarchie, non-seulement à la tribune comme M. Guizot, mais de sa personne au milieu des périls de l’émeute : en est-il un seul qui ait vu se déclarer contre lui une opposition aussi générale ?

Ce n’est pas là l’origine de l’impopularité de M. Guizot. Elle tient à une autre cause. M. Guizot appartient à l’école cosmopolite, qui ne s’émeut point au nom de la patrie. Son génie s’élève au-dessus de ces mesquins attachemens, il plane sur tous les hommes à la fois et ne sait pas s’enfermer dans les étroites limites d’une nation. Les grandeurs de la France n’exaltent point son orgueil ; ses revers semblent ne lui causer ni humiliation ni douleur. Nous l’avons vu, en 1840, se charger lui-même d’exécuter l’insolente prophétie de lord Palmerston qu’il avait communiquée à M. Thiers ; l’année sui-