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fumée intolérable. Ils n’avaient pour lit que la terre, et pour couvertures que leurs manteaux. N’ayant ni cuillères ni fourchettes, ils se résignèrent à manger à la gamelle, et à plonger leurs doigts dans un plat commun. Mais qu’était-ce que ces privations auprès des souffrances inouies qu’enduraient les malheureux engagés dans la montagne ?

Pendant plusieurs jours, ils marchèrent sur les traces de l’armée. La neige, dit M. Eyre, était littéralement rougie par le sang sur l’espace de plusieurs milles ; partout, sur leur passage, ils rencontraient des mourans criblés de coups de couteau, et reconnaissaient les cadavres de leurs amis. Ils retrouvèrent, entre autres, le corps d’un des chirurgiens de l’armée, qui s’était fait la veille amputer une main avec un canif. Des blessés qui gisaient abandonnés sur la route poussaient inutilement des cris supplians en les voyant passer. Le 14 janvier, à minuit, ils arrivèrent dans un fort où on leur donna des vivres qui consistaient en morceaux de mouton à moitié cuit et en pain sans levain ; mais, et ici nous reconnaissons bien les Anglais et les Anglaises, leurs domestiques trouvèrent le moyen de leur faire du thé ! Ce fut un vrai régal pour eux tous ; le thé fut une véritable consolation. Nous nous souvenons qu’il y a quelque temps, la marquise de Waterford, emportée dans sa calèche par des chevaux fougueux, fut jetée par terre et presque tuée. Elle resta pendant plusieurs heures sans connaissance, et la première parole qu’elle prononça en revenant à elle fut pour demander a cup of tea. Du thé ! c’est le premier et le dernier mot d’une Anglaise, après la Bible.

Le 15 janvier, les prisonniers eurent à traverser un torrent assez rapide. Les dames furent mises en croupe derrière des soldats afghans ; le sirdar montrait pour elles la galanterie la plus empressée. Plusieurs hommes et plusieurs chevaux furent entraînés par le courant et noyés. Des meutes de chiens affamés, qui suivaient depuis quelques jours la petite troupe, ne purent traverser, et restèrent sur l’autre bord. À mesure que les captifs passaient dans les hameaux épars sur la montagne, ils étaient couverts de malédictions et souvent lapidés.

Le sirdar apprit bientôt que le général Sale avait refusé de rendre la ville de Jellalabad, malgré les ordres du général Elphinstone. Il entra dans une grande fureur, bien que le major Pottinger cherchât à lui faire comprendre qu’un prisonnier, quel que fût son rang, n’avait plus aucune autorité sur ses subordonnés.

Les captifs, cependant, commençaient à organiser leur ménage.