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chrétiens. » Ainsi notre mauvaise foi commerciale nous rend un objet de mépris pour les nations barbares, qui ne comprennent pas que le désir de gagner quelques centimes de plus puisse faire parjurer un homme.

Nos acquisitions faites, nous redescendîmes dans le Bas-Gibraltar, et nous allâmes faire un tour sur une belle promenade plantée d’arbres du Nord, entremêlés de fleurs, de factionnaires et de canons, où l’on voit des calèches et des cavaliers absolument comme à Hyde-Parck. Il n’y manque que la statue d’Achille-Wellington. Heureusement les Anglais n’ont pu ni salir la mer ni noircir le ciel ; cette promenade est hors la ville, vers la pointe d’Europe et du côté de la montagne habité par les singes. C’est le seul endroit de notre continent où ces aimables quadrumanes vivent et se multiplient à l’état sauvage. Selon que le vent change, ils passent d’un revers à l’autre du rocher et servent ainsi de baromètre ; il est défendu de les tuer, sous des peines très sévères. Quant à moi, je n’en ai pas vu ; mais la température du lieu est assez brûlante pour que les macaques et les cercopithèques les plus frileux s’y puissent développer sans poêle et sans calorifères. — Abyla, s’il faut en croire son nom, doit jouir, sur la côte d’Afrique, d’une population semblable.

Le lendemain, nous quittions ce parc d’artillerie et ce foyer de contrebande, et nous voguions vers Malaga, que nous connaissions déjà, mais qui nous fit plaisir à revoir, avec son phare svelte et blanc, son port encombré et son mouvement perpétuel. Vue de la mer, la cathédrale semble plus grande que la ville, et les ruines des anciennes fortifications arabes produisent sur les pentes des rochers les effets les plus romantiques. Nous retournâmes à notre auberge des Trois Rois, et la gentille Dolorès poussa un cri de joie en nous reconnaissant.

Le jour suivant, nous reprenions la mer, allourdis d’une cargaison de raisins secs ; et, comme nous avions perdu un peu de temps, le capitaine résolut de brûler Alméria et de pousser tout d’un trait jusqu’à Carthagène.

Nous suivions la côte d’Espagne d’assez près pour ne la jamais perdre de vue. Celle d’Afrique, par suite de l’élargissement du bassin méditerranéen, avait depuis long-temps disparu de l’horizon. D’une part nous avions donc pour perspective de longues bandes de falaises bleuâtres, aux escarpemens bizarres, aux fissures perpendiculaires tachetées çà et là de points blancs indiquant un petit village, une tour de vigie, une guérite de douanier, de l’autre la pleine mer,