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les deux qualités extrêmes de l’art, n’ont jamais fait que peu d’ouvrages ; ils se sont dépensés, engloutis corps et ame dans peu de créations, quelquefois dans une seule. Ils ont été fidèles à leur idéal, ils ont été loyaux envers leur génie.

Qu’est-il arrivé lorsque la littérature, qui autrefois servait uniquement la gloire et les idées de l’écrivain, est devenue un comptoir, une boutique ouverte sur la rue, avec étalage et enseigne, que chaque œuvre, que chaque ligne, que la vente en gros et en détail ont pu se débiter et se traduire en revenus ? Il est arrivé que les œuvres se sont multipliées du fait de l’écrivain, non pas dans une intention littéraire, encore moins dans un but philosophique, non pas pour obéir à sa conviction et à la sibylle intérieure, mais pour improviser une fortune, pour avoir le droit de connaître, d’expérimenter et d’épuiser toutes les jouissances de la vie.

Alors on a vu naître la démagogie de la littérature, on a vu ces émeutiers de la pensée dont les bandes se composent de toutes les vocations détournées, de toutes les vanités surexcitées, de toutes les gloires manquées, poètes, romanciers, critiques, qui devaient réformer l’art, la science, le théâtre, organisations faibles où les facultés natives ne remplacent pas l’absence d’études et qui croyaient follement qu’on arrive au gouvernement de l’intelligence par des coups de main et du tapage dans les rues.

Alors les auteurs qui pouvaient avoir quelque avenir n’ont cherché ni le recueillement ni les longs et solitaires dialogues de l’inspiration avec la réflexion ; ils n’ont pris la peine ni de condenser, ni de mûrir leurs idées, d’étudier ni de former un plan ; ils se sont prodigués, dissipés dans des ouvrages que ni leur inspiration ni leur conviction souvent ne leur commandaient. Ils n’ont pas connu l’attente, la concentration, la discipline indispensables aux bons ouvrages. Leurs pensées étaient comme des recrues qu’on n’a pas le temps d’instruire, de rassembler et de mettre en bataille ; on les mène au feu minute par minute, à mesure qu’elles arrivent. Elles sont sacrifiées en pure perte. Elles s’épuisent, disparaissent et périssent sans honneur. Les écrivains ont gaspillé toutes leurs facultés, ils ont écrit sur tout, à propos de tout, sans amour, sans retenue, sans piété filiale pour leurs aïeux, sans respect pour leur réputation à faire ou déjà faite. Ils ont été presque tous punis de la plus terrible punition ; ils ont survécu à leur talent, comme le débauché survit à la faculté d’aimer.

Toutes les forces productives de la nature veulent être économi-