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LA LITTÉRATURE ILLUSTRÉE.

trastes, tous les temps, tous les costumes, tous les rangs, bandits, moines, grands seigneurs, filles d’auberges, grandes dames penchées à leur balcon, opulens dîners en plein champ, avec une tête d’ail et une gourde, et dans de somptueuses salles, avec de beaux pages et des écuyers, et des hanaps en verre de Bohême. Batailles burlesques et batailles sérieuses, types éternellement comiques de ces quatre graves personnages, Rossinante, don Quichotte, Sancho et l’âne, qui cheminent sur les routes poudreuses de l’Espagne, tout le roman d’un bout à l’autre semble avoir été composé pour la peinture et pour la gravure. Aussi, durant le siècle dernier, en avait-on souvent reproduit les scènes sur les tapisseries flamandes, et, dans les grandes salles de ces vieux châteaux qui disparaissent chaque jour du sol, l’histoire douloureuse du chevalier de la Manche et de sa Dulcinée tombe en lambeaux le long des murs. M. Tony Johannot a fait de l’illustration du Don Quichotte son véritable chef-d’œuvre. Il n’a point inventé, à vrai dire, le type des deux figures principales ; il les a copiées du seul homme peut-être qui était capable d’illustrer avec génie une œuvre de génie, si M. Decamps ne pensait pas qu’il vaut mieux produire de belles compositions de peinture, lorsqu’on peut les produire, que de dessiner autant et plus de sujets qu’il n’en vient à l’esprit sur toutes les pages d’un livre. Néanmoins, il y a dans l’illustration de M. Johannot beaucoup de scènes bien entendues, du mouvement, de l’entrain, une couleur locale ; mais il manque à sa manière une étude plus approfondie de la nature et de l’individualité des figures, surtout dans les têtes de femmes. Ce sont toujours les mêmes cous longs et flexibles qui ont la grace indolente du cygne, toujours les mêmes corsages qui doivent contenir des figures aériennes. Il lui manque, en un mot, l’impression, ce sentiment intime de la vie qui traverse l’ame de l’artiste pour arriver à l’ame du spectateur. M. Tony Johannot est un archéologue érudit, un copiste habile, qui restaure des formes passées, mais qui n’invente pas. Il possède si bien un talent de reflet, qu’en examinant ses œuvres on retrouve presque toujours la physionomie du peintre passé ou contemporain qu’il a le plus récemment étudié. Il a ignoré ou méconnu ce sens plus réel, plus individuel de l’art, qui explique et qui légitime le succès de M. Gavarni. Celui-ci, en effet, n’a voulu puiser ses inspirations qu’en lui-même et dans la comédie incessante et variée de la vie. Ceux qui ne veulent admirer dans le talent de M. Gavarni que son caractère spirituel et satirique ne lui rendent pas une justice complète. Il n’y a pas seulement en lui l’observation