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de neige rasaient l’eau du coupant de leurs ailes. Des thons, des dorades, des poissons de toute sorte, lustrés, vernissés, étincelans, faisaient des sauts, des cabrioles, et folâtraient avec la vague ; des voiles se succédaient d’instant en instant, blanches, arrondies comme le sein plein de lait d’une Néréïde qui se serait fait voir au-dessus de l’onde. Les côtes se teignaient de couleurs fantastiques, leurs plis, leurs déchirures, leurs escarpemens, accrochaient les rayons du soleil de manière à produire les effets les plus merveilleux, les plus inattendus, et nous offraient un panorama sans cesse renouvelé. Vers les quatre heures, nous étions en vue de Gibraltar, attendant que la santé (c’est ainsi qu’on appelle les agens du lazaret) voulût bien venir prendre nos papiers avec des pincettes, et voir si d’aventure nous n’apportions pas dans nos poches quelque fièvre jaune, quelque choléra bleu, ou quelque peste noire.

L’aspect de Gibraltar dépayse tout-à-fait l’imagination ; l’on ne sait plus où l’on est ni ce que l’on voit. Figurez-vous un immense rocher ou plutôt une montagne de quinze cents pieds de haut qui surgit subitement, brusquement, du milieu de la mer sur une terre si plate et si basse, qu’à peine l’aperçoit-on. Rien ne la prépare, rien ne la motive, elle ne se relie à aucune chaîne ; c’est un monolithe monstrueux lancé du ciel, un morceau de planète écornée tombé là pendant une bataille d’astres, un fragment de monde cassé. Qui l’a posée à cette place ? Dieu seul et l’éternité le savent. Ce qui ajoute encore à l’effet de ce rocher inexplicable, c’est sa forme ; l’on dirait un sphinx de granit énorme, démesuré, gigantesque, comme pourraient en tailler des Titans qui seraient sculpteurs, et auprès duquel les monstres camards de Karnack et de Giseh sont dans la proportion d’une souris à un éléphant. L’allongement des pattes forme ce qu’on appelle la pointe d’Europe ; la tête, un peu tronquée, est tournée vers l’Afrique, qu’elle semble regarder avec une attention rêveuse et profonde. Quelle pensée peut avoir cette montagne à l’attitude sournoisement méditative ? Quelle énigme propose-t-elle ou cherche-t-elle à deviner ? Les épaules, les reins et la croupe, s’étendent vers l’Espagne à grands plis nonchalans, en belles lignes onduleuses comme celles des lions au repos. La ville est au bas, presque imperceptible, misérable détail perdu dans la masse. Les vaisseaux à trois ponts à l’ancre dans la baie paraissent des jouets d’Allemagne, de petits modèles de navires en miniature, comme on en vend dans les ports de mer ; les barques, des mouches qui se noient dans du lait ; les fortifications même ne sont pas apparentes. Cependant la montagne est