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le plus habile paysagiste sur bois, l’illustration de Paul et Virginie ne fait qu’amoindrir les idées poétiques inspirées par les pages étincelantes et mélancoliques de Bernardin de Saint-Pierre. Au lieu des parfums et des vagues murmures de ces forêts lointaines, au lieu de ces impénétrables paysages que nos rêves seuls entrevoyaient, qui n’avaient pas de contours arrêtés, qui, reculés dans la profondeur des espaces, participaient pour nous du mystérieux et de l’infini, comme le ciel, comme l’Océan ; au lieu de ces tableaux que nous trouvions d’autant plus sublimes que chacun de nous en était l’artiste, la gravure nous montre des brins d’herbe, des troncs d’arbre et des feuilles de palmier. Et quelque artistement que ces détails soient exécutés, en regardant ces vignettes, l’esprit ne pénètre pas, comme dans la lecture solitaire et recueillie, sous ces forêts sonores et majestueusement paisibles qui, sur les bandelettes éparses des lianes lascives, balancent, parmi les fruits odorans et les grappes de fleurs, l’aile des papillons et la plume de feu des oiseaux du tropique.

Cette sorte de fatalité, d’immobilité, substituée par le dessinateur à l’impression vague et multiple du poète, ne fatigue pas moins l’ame et ne détruit pas moins cette conversation intime du lecteur avec le livre, dans les ouvrages les plus consciencieusement et les plus habilement illustrés, tels que la Chaumière indienne et la Chute d’un Ange. M. Meissonier est l’homme qui a fait descendre le plus de talent dans les vignettes. Il les a conçues comme des tableaux, il les a exécutées avec cette patience, avec cet amour de son travail que l’on retrouve dans sa peinture. On voit qu’il s’irrite, qu’il s’épuise dans une lutte inutile contre la difficulté, la stérilité de la gravure sur bois. Il veut lui faire rendre plus qu’elle ne peut donner. Il veut lui imposer le modelé, le dessin, l’expression, toutes les finesses d’intention de la miniature. Et cependant, malgré ses efforts, les figures sont tourmentées ; loin de commenter, de développer les idées et les situations de l’écrivain, elles ne font que les affaiblir. Ce poème de la Chute d’un Ange, qui fait mouvoir dans la lueur sinistre du premier crépuscule du monde les passions, les instincts, les vices des hommes naissans, forts et cruels comme les brutes, ne perd-il pas évidemment à mettre sous les yeux, à traduire en chairs, en membres, ces corps monstrueux ou beaux des races primitives, mais presque surnaturels, comparés à notre nature, et qui flottent vaporeux et indéfinis dans les nuages de l’aurore des temps ? On ne conçoit pas que nos bons poètes aient pu consentir à laisser travestir et mutiler ainsi leurs œuvres par cette irruption exorbitante