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LA LITTÉRATURE ILLUSTRÉE.

d’autres ont rêvé, il formule ce que d’autres ont pensé ; ainsi s’explique pourquoi, dans les grandes œuvres poétiques, nous retrouvons non-seulement un individu, mais une époque.

Soit dans la description, soit dans le dialogue, l’émotion que le lecteur reçoit en lisant est graduée, successive ; elle ne provient jamais d’un moment particulier, mais de l’ensemble des préparations et des artifices d’incidens. Le talent du poète et du narrateur est de s’emparer de notre esprit, de l’entraîner à sa suite, insensiblement, sans qu’il s’en aperçoive, de le mettre sous l’influence magnétique de sa volonté propre ; il ne peut y parvenir qu’avec de longs développemens, des illusions produites, que la gravure vient détruire en représentant un moment unique de l’action, en détournant l’attention à chaque pas, au lieu de laisser le lecteur continuer paisiblement sa route et assister sans témoin ni interrupteur, au spectacle qui se joue successivement dans son esprit.

La grande ressource de la parole écrite est de contraindre, par son côté mystérieux et infini, l’esprit de celui qui lit à travailler lui-même, à être poète avec le poète, penseur avec le savant. Nos ames ne sont pas uniquement passives dans nos lectures ; elles sont, beaucoup plus qu’on ne croit, parties actives. Lorsque le dessinateur vient donner des formes précises tantôt aux rêveries, tantôt aux récits de l’écrivain, il arrive nécessairement que l’esprit ne s’habitue plus à comprendre ces récits et ces rêveries que sous les figures dont le peintre les a revêtues. Le dessinateur se substitue ainsi au poète, il impose son interprétation personnelle au lieu de cette interprétation multiple et vivante que chacun pouvait faire selon sa fantaisie ou selon son caractère. C’était ce droit précieux d’intervention du lecteur dans sa lecture qui faisait dire à un homme d’esprit que la meilleure traduction d’un auteur étranger était celle que nous faisions nous-mêmes. Dans la lecture, chacun apporte des facultés particulières, chacun admire selon la nature ou la force de son intelligence ; les chefs-d’œuvre ont des festins où chaque convive est libre de choisir les mets et les vins.

S’il était un livre où les tableaux paraissaient esquissés à l’avance, c’était la touchante idylle de Paul et Virginie. Au milieu de la magnifique végétation d’un autre monde, sous les gigantesques ombrages des pamplemousses, avec les naïves figures de personnages si voisins de la nature, il semblait que le talent du dessinateur pouvait s’élever facilement à la hauteur de la poésie descriptive. Cependant, malgré le goût élégant, l’habileté pratique du crayon de M. Français,