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REVUE DES DEUX MONDES.

— Je veux dire, monsieur, s’écria Christophe d’une voix tonnante, que vous avez honteusement trahi notre confiance. Je veux dire que nous avions un trésor auquel nous tenions plus qu’à notre propre vie, et que vous avez cherché lâchement à nous le ravir. Je veux dire que vous avez indignement abusé de votre jeunesse et de notre sécurité pour séduire un cœur sans défense. Je veux dire enfin qu’en échange de l’accueil que vous y receviez, vous avez apporté à ce foyer le trouble, la honte et le désespoir.

— C’est l’action d’un traître et d’un félon, ajouta Jean. Nous sommes trois ici pour en tirer vengeance.

Immobile dans son coin, Joseph ne soufflait mot. Il s’était retiré sous le manteau de la cheminée pour laisser éclater la mine dont il avait allumé la mèche.

— Je vous comprends, messieurs, dit enfin sir George avec dignité. C’est vrai, ajouta-t-il en élevant la voix et en s’adressant aux trois frères, j’aime votre nièce. Si c’est une lâcheté et une félonie que de n’avoir pu contempler, sans en être épris, tant de grace et de charme, tant d’innocence et de beauté, vous ne vous trompez pas, je suis un félon et un traître ; mais, j’en atteste le ciel, et vous en pouvez croire un homme qui ne sait point mentir, je n’ai jamais touché qu’avec vénération à ce jeune cœur, que vous m’accusez d’avoir voulu troubler et surprendre. Vis-à-vis de cette noble enfant, mon attitude a toujours été celle d’un frère grave et respectueux. Je l’aime ; mais jamais mes lèvres n’ont trahi devant elle le secret de mon ame.

— Si vous l’aimez, c’est tant pis pour vous, répliqua brutalement Christophe, qui, bien que rassuré d’ailleurs, pensa que sir George voulait en arriver à une demande en mariage. Tenez, monsieur, ajouta-t-il d’un ton radouci, je vais vous parler franchement. Notre nièce, voyez-vous, c’est notre vie ; nous séparer d’elle, autant vaudrait nous arracher à tous trois les entrailles. Vous êtes jeune, le monde est grand, et les femmes ne sont pas rares ; vous en trouverez vingt pour une, et n’aurez que l’embarras du choix. Nous nous faisons vieux, nous autres ; cette enfant est toute notre joie. Nous l’aimons au-delà de tout ce que je pourrais exprimer. Interrogez Jean et Joseph ; tous deux vous répondront, comme moi, que, tant que l’un de nous vivra, Jeanne ne se mariera pas.

— Mais qui vous dit… s’écria sir George.

— Tout ce que vous pourriez ajouter serait inutile, dit Jean en l’interrompant. Nous avons décidé que Jeanne ne se marierait jamais, et vous comprenez bien, monsieur, ajouta-t-il en appuyant sur chaque