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jeunes gens s’aimaient, mais encore il démontra clairement qu’ils ne pouvaient pas ne point s’aimer, et qu’il n’y avait d’étrange en tout ceci que l’aveuglement et la sécurité des deux oncles. Toutefois, dans tout ce qu’il put dire, il n’y avait rien de bien alarmant ; mais, emporté par le sentiment jaloux qui l’aiguillonnait, Joseph mit à ce récit tant d’émotion et de chaleur, que les deux autres durent naturellement supposer le désastre plus grand que Joseph ne le pensait lui-même.

— Malédiction ! s’écria Jean ; puisque tu voyais tout, que n’as-tu donc parlé plus tôt ?

— J’attendais, je doutais encore, répondit humblement Joseph. Je comptais sur le prochain départ de notre hôte ; je craignais de troubler inutilement votre repos et celui de Jeanne.

Le marin et le soldat marchaient à grands pas dans la chambre, comme deux loups-cerviers dans leur cage. Pour bien comprendre la fureur et l’exaspération de ces deux hommes, il faut avoir bien compris déjà quel amour insensé ils avaient pour leur nièce. Qu’on s’imagine deux bêtes fauves auxquelles on vient de ravir leurs petits.

— Allons, s’écria brusquement Christophe en se jetant sur une paire de pistolets suspendus au manteau de la cheminée dans un étui de serge verte, vengeons du même coup la mort du père et l’honneur de l’enfant !… Si je suis tué, Jean, tu me remplaceras. Si Jean succombe, une fois dans ta vie, auras-tu du cœur, toi ? demanda-t-il énergiquement à Joseph.

— Si tu n’as pas le courage de te battre, ajouta Jean, jure devant Dieu que tu le prendras en traître, comme il nous a pris, et que tu l’assassineras.

— Tue-le comme un chien, dit Christophe.

— C’est un Anglais, s’écria Jean ; les hommes te béniront, et Dieu te pardonnera.

Ils étaient de bonne foi dans leur haine et s’exprimaient avec plus de sang-froid et de conviction qu’on ne pourrait croire. L’amour qu’ils avaient dans le cœur pouvait faire de ces hommes des chiens caressans ou des tigres furieux.

— Voici ce que je craignais, s’écria Joseph avec effroi ; voici pourquoi j’hésitais, encore aujourd’hui, à vous entretenir de ces choses. Mes frères, le mal n’est pas si grand que vous l’imaginez, et ce serait l’aggraver que de s’y prendre de la sorte. Dieu merci, l’honneur de Jeanne n’est point en question ; il ne s’agit ici que du bonheur et du repos de notre nièce. Vous calomniez notre enfant et notre hôte. Ils