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VAILLANCE.

nièce à la place d’Yvon. Jeanne y consentit de bonne grace et fit faire à son oncle huit lieues au galop avant l’heure du déjeuner. Quand Joseph rentra au Coät-d’Or, il fallut l’enlever de dessus sa selle et le déposer doucement sur le coussin le plus moelleux qu’on put trouver dans la maison. Il était brisé, moulu et point tenté de recommencer.

Ainsi la cruelle enfant se jouait sans pitié de l’ame la plus tendrement dévouée. Mais telle est l’histoire de tous ces jeunes cœurs : à peine s’éveillent-ils à la passion, que tout le reste n’est plus compté pour rien. Amis, parens, famille, les affections les plus sacrées, les tendresses les plus légitimes, tout pâlit et s’efface aux premières clartés de l’amour. Rosine se serait jouée de son tuteur, quand même celui-ci eût été le meilleur des pères. L’amour est le premier chapitre du grand livre des ingratitudes.

Quel besoin d’ailleurs ces deux jeunes gens avaient-ils de ruses et de mystères ? Craignaient-ils que Joseph ne surprît leurs regards ou leurs discours ? Leurs discours étaient tels que l’ange gardien de Jeanne put se réjouir en les écoutant ; les regards qu’ils échangèrent ne furent jamais que les plus purs rayons de leurs nobles et belles ames. Le monde entier aurait pu, sans que la rougeur montât à leur front, les observer et les entendre. Comment se seraient-ils dit qu’ils s’aimaient ? chacun d’eux ne se l’était point encore dit à lui-même. Ils allaient doucement le long des grèves, s’entretenant des choses qu’ils savaient, enjoués parfois, graves plus souvent, Jeanne appuyée sur le bras de George, tous deux s’abandonnant sans défiance au charme qui les attirait. Le but le plus ordinaire de leurs petites excursions était le coin de terre qui renfermait les compagnons de George ; Jeanne se plaisait à l’entendre parler de ce jeune Albert qu’il avait tant aimé et qu’elle se surprenait elle-même à regretter. Quand le soleil avait échauffé le sable fin et doré de la plage, ils se retiraient dans quelque baie mystérieuse, et là, assis l’un près de l’autre, tandis que les vagues expiraient à leurs pieds, ils lisaient un livre qu’ils avaient emporté, et qu’ils fermaient bientôt pour reprendre leurs entretiens. C’est ainsi que passaient leurs jours, et le bonheur de Jeanne eût été sans trouble, de même qu’il était sans remords, si les sombres mélancolies auxquelles sir George se laissait aller parfois n’avaient rempli son cœur d’une préoccupation incessante, mêlée d’inquiétude et d’effroi. Plus d’une fois elle avait essayé de soulever d’une main délicate le voile qui enveloppait la destinée de ce jeune homme, mais toujours vainement, et, sous