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exaltaient d’autant plus l’imagination de Jeanne, que Jean et Christophe ne l’y avaient point habituée.

Assis sous le manteau de la cheminée, Joseph se mêlait rarement à ces entretiens ; les mains sur ses genoux, les pieds sur les chenets, plus que jamais triste et réfléchi, il observait tour à tour avec un secret sentiment de chagrin et de jalousie sir George et Jeanne, qui n’avait plus d’yeux et d’oreilles que pour voir et pour entendre le jeune officier. Tout deux étaient jeunes et beaux, et le pauvre Joseph, en les contemplant l’un et l’autre, ne pouvait se défendre d’un mouvement de tristesse et d’envie. Il souffrait ; comment n’aurait-il pas souffert ? Depuis le jour où cet étranger avait franchi pour la première fois le seuil du Coät-d’Or, c’est à peine si l’ingrate avait eu pour son oncle quelques paroles affectueuses et quelques bienveillans sourires. Sir George l’absorbait tout entière, et Joseph n’était plus qu’un roi détrôné sous ce toit où il avait tenu si long-temps le double sceptre des affections et de l’intelligence. Hélas ! le spectacle de ces deux jeunes cœurs qui s’aimaient sans se le dire et peut-être sans le savoir lui révéla dans toute son étendue le mal de son ame, qu’il ignorait encore. Il le connut enfin, le secret de ce mal étrange qui, depuis quelque temps, troublait sa veille et son sommeil. Confus et misérable, agenouillé chaque soir devant son prie-dieu, il appela le ciel à son aide. Quant aux deux autres Legoff, ils ne remarquaient rien, ils ne soupçonnaient rien ; leur hôte les amusait, et, en voyant leur nièce reprendre la sérénité de son humeur, Christophe et Jean, sans s’en alarmer davantage, avaient repris leur sécurité. Ils jouaient ainsi tous trois, sans s’en douter, Joseph le rôle d’un amant trompé et jaloux, Christophe et Jean celui de deux maris confians et aveugles.

Il fallait toute l’inexpérience qu’avaient ces deux hommes de la passion, non-seulement pour ne rien voir de ce qui se passait sous leurs yeux, mais aussi pour n’avoir point prévu, dès l’apparition de sir George au Coät-d’Or, ce qui allait nécessairement arriver. Oui, sans doute, ils s’aimaient, ces deux cœurs. Par quel charme aurait-il pu en être autrement ? Depuis long-temps Jeanne était pour l’amour une proie toute prête. Elle entrait dans cet âge où l’amour est comme une flamme inquiète qui cherche à se poser ; elle touchait à cette heure matinale où le blond essaim de nos rêves s’abat autour de la première ruche qui lui est offerte, où nous saluons comme un ange, tout exprès pour nous descendu du ciel, le premier être que nous envoie le hasard ou la Providence. Âge charmant ! heure trop vite envolée ! La jeunesse est comme un arbre en fleurs sur le