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aurait pu, quant à l’élégance, en remontrer sans peine à l’oncle Jean. Après avoir galopé pendant quelques instans en silence, ils ralentirent le pas de leurs bêtes, et peu à peu se prirent à causer. Jeanne raconta naïvement l’histoire du Coät-d’Or et la façon étrange dont elle avait été élevée. Plus grave et plus réservé, sir George ne conta rien de sa vie ; mais il arriva qu’en toutes choses ils avaient les mêmes instincts, les mêmes goûts, les mêmes sympathies. Jeanne n’était point tout-à-fait étrangère à la littérature britannique ; sir George avait un peu de littérature française : ils échangèrent leurs idées et leurs sentimens. On ne saurait calculer de combien de passions naissantes les écrivains se sont ainsi trouvés les complices. Les cœurs se rencontrent dans la même admiration, et ce qu’ils n’oseraient se dire l’un à l’autre, c’est le poète qui le chante.

Après avoir gravi une côte assez rapide, ils s’arrêtèrent, pour laisser souffler leurs chevaux, sur un plateau d’où l’on découvrait une vaste étendue de pays : la mer d’un côté, de l’autre, les champs d’ajoncs et de bruyères ; ici le clocher élancé de Bignic, là-bas la tour massive du Coät-d’Or. À cette vue, à tous ces aspects, tandis que la jeune fille flattait de la main l’encolure nerveuse de son alezan, sir George avait laissé tomber la bride sur le cou de sa monture, et promenait autour de lui un regard étonné et rêveur. Frappée de l’attitude de son compagnon, Jeanne en demanda la raison.

— Je ne saurais trop vous l’expliquer, jeune miss, répliqua-t-il en ramassant dans sa main la bride de son coursier ; mais vous-même, n’avez-vous jamais éprouvé ce que j’éprouve à cette heure ? Ne vous êtes-vous jamais surprise à songer qu’avant de revêtir cette enveloppe charmante, vous aviez déjà vécu sur une autre terre et sous d’autres cieux ? N’est-il pas des parfums et des harmonies qui réveillent parfois en vous de vagues souvenirs d’une patrie mystérieuse ? Me voyant étonné et rêveur, vous demandez ce qui se passe en moi ? Ce qui devra se passer en vous, belle enfant, lorsque vous reverrez le ciel. Il me semble reconnaître ces lieux, que je vois cependant pour la première fois ; il me semble que mon ame, avant d’animer le corps qu’elle habite aujourd’hui, a jadis erré sur ces grèves désertes et sur ces landes solitaires N’ai-je pas, en effet, respiré déjà les âpres parfums de cette sauvage nature ? ajouta-t-il en aspirant avec lenteur l’odeur des bruyères et des genêts, mélangée des exhalaisons de la mer. Ainsi, chose étrange ! toutes les fois qu’à l’horizon j’ai vu blanchir un rivage inconnu, j’ai senti mon cœur palpiter et mes yeux se mouiller de pleurs ; je n’ai jamais touché une terre étrangère sans