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VAILLANCE.

homme que Jeanne aurait choisi ne se déciderait jamais à vivre près d’un être aussi grossier que l’était le forban ; Christophe pensait, de son côté, qu’un époux du choix de leur nièce ne consentirait pour rien au monde à mêler son existence à celle d’un personnage aussi mal élevé que l’était son frère le caporal. Ils convenaient ensemble que le Coät-d’Or n’était rien moins qu’un lieu de délices, et que deux tourteraux s’ennuieraient bientôt de roucouler dans un pareil nid. Enfin, en admettant que le jeune ménage se résignât à vivre auprès d’eux, l’égoïsme de leur folle tendresse se révoltait à l’idée que Jeanne, cette fille adorée, leur amour, leur joie et leur orgueil, pourrait cesser d’être leur enfant et passer dans les bras d’un homme qui oserait l’appeler sa femme au nez de Jean et à la barbe de Christophe.

Les choses en étaient là, quand, par un soir d’orage, un coup de canon retentit sur les flots de la mer en courroux.

III.

Les trois frères, suivis de tous leurs serviteurs, coururent aussitôt sur la dune. Ils y trouvèrent les pêcheurs de Bignic, accourus comme eux aux signaux de détresse. Christophe fit allumer de grands feux de distance en distance. À partir du moment où le navire en perdition eut remarqué qu’on répondait à ses signaux et qu’on était à portée de le secourir, il ne cessa point de tirer du canon de trois minutes en trois minutes. Il était si près de la côte, qu’on entendait du rivage, malgré le bruit de la tempête, les cris des matelots et le sifflet du maître qui commandait la manœuvre ; mais la mer était trop mauvaise pour qu’on pût mettre aucun bateau dehors, et la nuit si sombre et si épaisse qu’on ne distinguait sur les flots que la lueur qui précédait chaque détonation. On présumait que c’était un bâtiment près de sombrer sous voiles ou bien échoué sur un des bancs de sable assez communs dans ces parages. En effet, au lever du jour, on aperçut, à quelques encablures de la plage, les vergues d’une frégate engravée dans le sable, et qu’on reconnut, au pavillon, pour appartenir à la marine anglaise. Il y avait des instans où la mer, en se retirant, laissait à découvert tout le corps du navire, d’autres où, revenant sur ses pas avec une incroyable furie, elle l’ensevelissait sous des montagnes écumantes. Le pont semblait désert ; le canon ne tirait plus, et déjà les lames avaient jeté plus d’un cadavre sur