Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/584

Cette page a été validée par deux contributeurs.
578
REVUE DES DEUX MONDES.

ex-officier de la grande armée, qui donne à ma nièce le piano que voilà.

— Comment, mille diables ! s’écria Christophe en serrant les poings, un piano qui me coûte mille écus !

— Mille écus que j’ai payés, répliqua Jean avec assurance.

— J’en ai le reçu, dit Christophe.

— Le reçu ? je l’ai dans ma poche ! s’écria Jean en tirant une lettre qu’il ouvrit et qu’il mit sous le nez du marin, tandis que celui-ci dépliait un papier qu’il mettait sous le nez du soldat.

Heureusement un second haquet venait de s’arrêter devant la porte du château, et, au plus fort de la dispute, les serviteurs introduisirent dans la salle une seconde caisse exactement semblable à la première. Dès-lors tout fut expliqué. Christophe et Jean, à l’insu l’un de l’autre, avaient eu la même idée ; le même jour, à la même heure, deux pianos à l’adresse de Jeanne étaient arrivés à Saint-Brieuc par deux roulages différens.

— Ah ! traître, dit Christophe en s’approchant de Jean ; tu devais ne rien donner ! tu te réservais pour l’année prochaine !

— Et toi ! maître fourbe, répliqua Jean ; tu prétendais que ta bourse était vide !

— À bon chat bon rat.

— À corsaire corsaire et demi.

Cependant que faire de deux pianos ? L’un était d’ébène, l’autre de palissandre, tous deux également riches, admirablement beaux tous deux. Christophe vantait celui-ci et Jean exaltait celui-là ; entre les deux long-temps Jeanne hésita. Il se fût agi pour Jean et pour Christophe d’un arrêt de vie ou de mort, que leurs angoisses n’auraient été ni moins vives ni moins poignantes. Pour contenter à la fois son oncle l’amiral et son oncle le colonel, la jeune fille décida qu’on porterait dans sa chambre le piano de palissandre, et qu’on laisserait au salon le piano d’ébène.

Ainsi passait le temps. Afin qu’aucun des caractères de la passion ne manquât à l’amour de ces hommes pour cette enfant, cet amour, sans s’en douter, en était arrivé, même dans le cœur de Joseph, à un naïf et monstrueux égoïsme. Jamais il ne leur était venu à l’esprit que cette jeune fille pût avoir d’autres destinées à remplir que de distraire et d’occuper leurs jours. Ils croyaient ingénument que cette fleur de grace et de beauté ne s’était épanouie que pour embaumer leur maison. Telle était en ceci leur aveugle sécurité, qu’ils