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VAILLANCE.

à la dérobée et d’un air narquois. Enfin, les planches croulent, le foin est arraché ; il ne reste plus que la toile d’emballage qui cache encore le trésor mystérieux. Jeanne est pâle, immobile ; l’impatience et la curiosité agitent son jeune cœur. Christophe et Jean l’observent tous deux avec complaisance. Bientôt la toile crie sous les ciseaux qui la déchirent, le dernier voile tombe, la jeune fille bat des mains, et Christophe et Jean triomphent chacun de son côté.

C’était un beau piano d’ébène à filets de cuivre, d’un travail exquis, d’un goût charmant, d’une richesse merveilleuse. Jeanne, qui n’avait eu jusqu’à ce jour qu’un méchant clavecin acheté à Saint-Brieuc, dans une vente publique, demanda lequel de ses oncles elle devait remercier d’une si aimable surprise.

À cette question, chacun d’eux prit un air de modeste vainqueur.

— C’est une bagatelle, disait Jean.

— C’est moins que rien, disait Christophe.

— Ce n’est pas la peine d’en parler, ajoutait le premier.

— Cela ne vaut pas un remercîment, ajoutait le second.

— Enfin, mes oncles, qui de vous est le coupable ? s’écria Jeanne en souriant, car c’est le moins que je l’embrasse.

— Puisque tu le veux… dit Christophe.

— Puisque tu l’exiges… dit Jean.

— Eh bien ! c’est moi, s’écrièrent-ils à la fois, en ouvrant leurs bras à Vaillance.

À ce double cri, ils se tournèrent brusquement l’un vers l’autre.

— Il paraît, dit Christophe, que notre frère Jean veut rire.

— Il me semble, répliqua Jean, que notre frère Christophe est en humeur de plaisanter.

— Je ne plaisante pas, dit Christophe.

— Et moi, dit Jean, je ne ris guère.

Le fait est qu’ils n’avaient envie de rire ni l’un ni l’autre. Les yeux de Christophe lançaient des flammes ; hérissés et frémissans, les poils roux de la moustache du soldat semblaient autant d’aiguilles menaçantes prêtes à sauter au visage du marin irrité.

— Mes oncles, expliquez-vous, dit la jeune fille, qui, non plus que Joseph, ne comprenait rien à cette scène.

— Je soutiens, s’écria Christophe, que c’est moi, Christophe Legoff, ex-lieutenant du brick la Vaillance, qui donne à ma nièce le piano que voici.

— Et moi, j’affirme, s’écria Jean, que c’est moi, Jean Legoff,