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qu’en portant le nom du vieux corsaire, Vaillance ennoblissait et purifiait la source de leurs richesses. Cet amour prit à la longue tous les caractères de la passion, et ce furent de part et d’autre des jalousies et des rivalités qui remplirent le Coät-d’Or de coquetteries adorables. Jaloux de Joseph, Jean et Christophe étaient en même temps jaloux l’un de l’autre. Les vieilles haines du drapeau et du pavillon s’étaient réveillées ; mais la jeune fille avait un art merveilleux pour faire à chacun sa part et tenir la balance des amours-propres dans un parfait équilibre ; elle appelait Christophe son oncle l’amiral, et Jean son oncle le colonel. Une lutte inavouée n’en existait pas moins entre eux. Chacun se tenait à l’affût pour surprendre les fantaisies de Jeanne ; ils la questionnaient en secret et usaient de mille ruses pour se vaincre mutuellement en munificence. Voici par exemple ce qui arriva pour le quinzième anniversaire de la naissance de Vaillance.

Plusieurs mois auparavant, Christophe et Jean s’étaient consultés entre eux pour savoir ce qu’ils donneraient à leur nièce à l’occasion de ce solennel anniversaire. — Toute réflexion faite, avait dit Jean, cette fois, je ne donnerai quoi que se soit à Jeanne. Sa dernière fête m’a ruiné. D’ailleurs l’enfant n’a besoin de rien. Je me réserve pour l’année prochaine. — Puisqu’il en est ainsi, s’était écrié Christophe, je suivrai ton exemple, frère Jean. Vaillance a plus de bijoux et de chiffons qu’il n’en faudrait pour parer toutes les femmes de Saint-Brieuc. Ses dernières étrennes ont mis ma bourse à sec. Je m’abstiendrai comme toi, et nous verrons l’an prochain. — C’est le parti le plus sage, avait ajouté Jean. — Nous avons fait assez de folies, avait ajouté Christophe. — Eh bien ! c’est entendu, avait dit Jean ; nous ne donnerons rien à l’enfant pour son quinzième anniversaire. — C’est convenu, avait dit Christophe.

Le grand jour étant arrivé, Jeanne, qui avait compté sur de magnifiques présens, s’étonna de voir ses oncles venir l’embrasser les mains vides. Il n’y eut que Joseph qui lui offrit un bouquet de fleurs écloses au premier souffle du printemps. Cependant Christophe riait dans sa barbe, et Jean avait un air de satisfaction diabolique. Sur le coup de midi, voici qu’un haquet, traîné par un cheval et chargé d’une immense caisse, s’arrêta devant la porte du Coät-d’Or. On transporte la caisse dans une des salles du château, et tandis qu’on en brise les planches et que la jeune fille rôde à l’entour en se demandant avec anxiété quelle merveille va sortir des flancs du monstre de sapin, Christophe et Jean se frottent les mains et se regardent l’un l’autre