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VAILLANCE.

tait toujours à Joseph qu’elle revenait de préférence. Il avait été, il était encore son maître en toutes choses. Il avait mis à parer son esprit autant d’amour et de soin qu’en mettaient Jean et Christophe à parer sa beauté naissante. Il lui avait enseigné ce qu’il savait de peinture et de musique ; ils lisaient ensemble les poètes, et, durant les beaux jours, étudiaient dans les champs l’histoire des insectes et des fleurs. Pendant les soirées d’hiver, l’enfant se mettait au piano, Joseph prenait son violoncelle, et tous deux exécutaient de petits concerts, tandis que les deux autres, assis au coin du feu, écoutaient dans un ravissement ineffable. Jeanne jouait sans talent, elle chantait sans beaucoup d’art ni de méthode ; mais elle avait une voix fraîche, un goût pur, un sentiment naïf : on l’écoutait comme on écoute les fauvettes, sans se demander si elles chantent bien ou mal ; on se sentait charmé, sans savoir comment ni pourquoi. Elle avait ainsi dans toute sa personne un charme indicible que Christophe et Jean subissaient en esclaves amoureux de leur chaîne. L’affection de Joseph semblait plus grave et plus réfléchie. Jeanne était, dans la plus large acception du mot, ce qu’on est convenu d’appeler une enfant gâtée : fantasque, volontaire, mobile comme l’onde, elle avait tous les caprices d’une reine de quinze ans. Joseph la grondait bien parfois, mais c’était, dans le fond de son cœur, une adoration qu’on pourrait comparer à celle des anges aux pieds de la Vierge. Cette ame tendre et poétique avait enfin rencontré une jeune sœur à son image ; le ramier n’était plus seul au nid ; le daim avait trouvé sa compagne.

Quant à l’affection du marin et du soldat, ce devint un culte insensé. Les mères elles-mêmes n’auraient pas de mot pour exprimer un semblable délire. Enfant, ils l’avaient bien aimée ; mais quand ces deux hommes qui n’avaient eu jusqu’à présent aucune révélation de la beauté, de la grace et de l’élégance, virent sous leur toit, à leur foyer et à leur table, une jeune et belle créature, élégante et gracieuse, aimable autant que belle, vivant familièrement de leur vie, tendre, caressante, rôdant autour d’eux, et leur rendant en cajoleries de tout genre les attentions qu’ils avaient pour elle, ces deux hommes en perdirent la tête, et leur amour, exalté par l’orgueil, ne connut plus de bornes ni de mesure. Toutefois, ils l’aimaient surtout, parce que c’était sa blanche main qui les avait tirés tous deux du gouffre des passions honteuses. Ils se plaisaient à établir de mystérieux rapports entre cette enfant et l’ancien brick dont elle portait le nom. L’un avait été l’arche de leur fortune ; l’autre était devenue, pour ainsi dire, l’arche de leur honneur. Il leur semblait