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un déplorable état. Mme Legoff se plaignit amèrement, et demanda si c’était là ce qu’on lui avait promis, lorsqu’elle avait consenti à quitter sa retraite pour venir s’établir au Coät-d’Or. Quoi qu’elle pût dire, Christophe et Jean n’en reprirent pas moins le cours de leurs habitudes ; mais Jérôme, troublé par les remontrances de sa femme moins encore que par les reproches de sa propre conscience, se voua résolument au culte des vertus domestiques. On le vit renoncer brusquement au tabac et à la boisson, et accompagner assidûment Mme Legoff à l’église. Pour prix de sa conversion, il fut atteint, au bout de quelques mois, d’une profonde mélancolie qui se changea bientôt en un sombre marasme. Il perdit l’appétit, et devint, en peu de temps, jaune et maigre comme un hareng saur. Il passait des jours entiers au coin du feu, dans une attitude affaissée, sans qu’il fût possible de lui arracher une parole ni même un regard. Il n’y avait que la présence de Joseph qui parvînt à le distraire. Jérôme l’avait pris en une telle aversion, qu’il ne pouvait plus l’apercevoir sans entrer dans d’horribles colères, au point que Joseph avait dû se résigner à ne plus paraître devant lui.

C’est là qu’en étaient les choses, lorsqu’on apprit au Coät-d’Or qu’un officier de la marine anglaise se permettait de tenir, à Saint-Brieuc, des propos outrageans sur l’origine de la fortune des Legoff. Christophe ne fit ni une ni deux. Il courut à la ville, insulta l’officier anglais, et prit jour avec lui pour une rencontre. À cette nouvelle, Jérôme sortit de son apathie ; le dégoût de l’existence lui inspira une résolution désespérée. Sans en rien dire autour de lui, il prévint Christophe de vingt-quatre heures, et, assisté de deux témoins, logea une balle dans le flanc de l’Anglais, qui lui rendit politesse pour politesse, car tous deux tombèrent en même temps, mortellement atteints l’un et l’autre. Jérôme fut rapporté au Coät-d’Or, presque sans vie, sur un brancart. Près d’expirer, il ouvrit de grands yeux, et s’écria : « Je me suis marié pour Joseph, et me suis fait tuer pour Christophe. » Sa femme et ses frères pleuraient autour de lui. Après quelques instans de silence, il tendit la main droite à Christophe, et lui dit : « Je te remercie. » Puis il tendit la main gauche à Joseph en disant : « Je te pardonne. » Et là-dessus il expira. On persuada à Mme Legoff que son mari, dans le trouble des derniers momens, avait pris sa main droite pour sa main gauche.

Mme Jérôme suivit de près son mari dans la tombe. Elle mourut en donnant le jour à une fille qu’elle confia solennellement à la garde de Joseph et de ses deux frères. À son heure dernière, cette femme