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primaire et un hospice de dix lits pour les marins infirmes et les pauvres pêcheurs. On pense bien qu’une si pieuse vie lui attirait au logis des sarcasmes sans fin, surtout de la part de Jean, qui, en sa qualité d’ex-caporal de la grande armée, faisait profession de ne croire ni à Dieu ni au diable. À la longue, ces tendances irréligieuses ayant gagné Christophe et Jérôme, Joseph dut se voir en butte à toutes les plaisanteries de bord et de corps-de-garde que les trois frères purent imaginer. Par exemple, ils n’avaient pas de plus grand bonheur que de lui faire manquer l’heure de la messe, ou bien de chanter devant lui des chansons qui n’étaient pas précisément des cantiques, ou bien encore de l’amener, par quelque ruse plus ou moins ingénieuse, à manger de la viande un vendredi. Ils se vengeaient ainsi de sa supériorité, qu’ils subissaient sans se l’avouer, tout en refusant de la reconnaître. Ils l’aimaient au fond et n’auraient pas souffert qu’on touchât à un seul cheveu de sa tête ; seulement ils lui en voulaient, à leur insu, de ne se point ennuyer comme eux. Rien ne les irritait surtout comme de le surprendre un livre à la main. Jean le traitait alors de caffard, les deux autres de pédant et de cuistre. Un jour, ils avaient profité de son absence pour s’introduire dans sa chambre, avec l’intention de jeter au feu tous ses livres ; mais en reconnaissant, suspendus comme des reliques au-dessus du chevet de Joseph, la câline de flanelle et le mantelet d’indienne que portait autrefois leur mère, ces barbares avaient été saisis d’un religieux respect, et s’étaient retirés confus, sans avoir osé mettre leur projet à exécution. Joseph supportait avec une patience angélique toutes les avanies qu’il plaisait à ses frères de lui infliger. Son plus grand chagrin était de ne plus pouvoir attirer au château le vieux curé de Bignic, qu’il aimait et qu’il vénérait. Il avait dû renoncer au bonheur de le recevoir, sous peine de l’exposer aux spirituelles railleries que le terrible caporal ne lui aurait point épargnées.

Cependant le désordre allait croissant. Jean, Christophe et Jérôme en étaient arrivés à perdre toute réserve et toute retenue, et le Coät-d’Or à ressembler exactement à un cabaret un jour de foire ; il n’y manquait qu’un bouchon à la porte. On y tenait table ouverte et on s’y grisait du matin au soir, quelquefois même du soir au matin. La meilleure partie des revenus de la maison s’écoulait en vins et en liqueurs de toute sorte ; en même temps, on y jouait gros jeu, si bien que ce saint lieu faisait le double office d’auberge et de tripot. Les domestiques imitaient leurs maîtres, et la cuisine avait