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quel échange de gracieusetés devait entraîner une pareille polémique, entre gens qui maniaient la parole avec autant d’aménité qu’ils en mettaient autrefois à jouer de la carabine et de la hache d’abordage. Mais c’était surtout lorsqu’ils se trouvaient en présence, Christophe et Jérôme avec leurs anciens corsaires, Jean avec les débris de la grande-armée qu’il était parvenu à ramasser de côté et d’autre, c’était surtout alors que ces discussions, échauffées par le vin, par l’eau-de-vie et par la fumée, enfantaient des luttes véritablement homériques. Ces séances orageuses débutaient toujours par une tendre fraternité : on commençait par porter des toast à la gloire de l’empereur, à la ruine de l’Angleterre ; on s’embrassait, on buvait à pleins verres ; mais il ne fallait qu’un mot pour rompre ce touchant accord. À ce mot, jeté dans la conversation comme une étincelle dans une poudrière, les passions rivales s’allumaient, éclataient, et, l’ivresse aidant, arrivaient à des tempêtes qui couvraient parfois la voix de l’Océan. Les marins battaient les soldats à Waterloo, les soldats battaient les marins à Aboukir. De chaque côté, on criait, on brisait les verres, on se lançait de temps en temps les bouteilles vides à la tête, et cela durait jusqu’à ce que vainqueurs et vaincus roulassent sous la table ivres-morts.

Or, Joseph vivait dans cet antre, comme un ange dans un repaire de damnés. À le voir sous le manteau de la cheminée, avec ses cheveux blonds et son doux visage, dans une attitude triste et songeuse, tandis que ses frères, assis autour d’une table chargée de verres et de bouteilles, jouaient, s’enivraient, fumaient et juraient, n’eût-on pas dit en effet un ange d’Albert Dürer dans une kermesse de Teniers, contemplant d’un air de mélancolique pitié la joie bruyante des buveurs ? Imaginez encore un daim dans une tanière de loups, un ramier dans une aire de vautours. D’ailleurs, il n’assistait guère à ces scènes d’orgie que pour tâcher d’intervenir entre les partis, lorsque l’ivresse étant à son comble, on en venait à se jeter l’injure et les flacons au nez. Parfois il réussissait à calmer ces emportemens ; plus souvent il en était victime, heureux alors lorsqu’on se contentait de lui faire avaler de force quelque verre de rhum ou qu’on l’envoyait coucher en le poussant par les épaules.

À part ces incidens, qui n’auraient été que burlesques sans le spectacle affligeant qui les accompagnait, la vie de Joseph s’écoulait pleine de calme et de recueillement. Il s’était arrangé, dans la partie la plus élevée de la tour, un nid d’où l’on ne voyait, d’où l’on n’entendait que les flots. Rien n’y respirait le luxe ou l’élégance, mais un gra-