Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/565

Cette page a été validée par deux contributeurs.
559
VAILLANCE.

à jouer aux cartes ; leur demeure devint peu à peu une espèce de taverne, point de réunion de tous les mauvais garnemens du pays. Christophe et Jérôme attirèrent les anciens marins de leur bord ; Jean recruta tous les vieux grognards qu’il put découvrir à dix lieues à la ronde ; chaque jour, on put voir au Coät-d’Or l’armée de terre et l’armée de mer fraterniser le verre à la main. Encore, s’ils s’en étaient tenus à fraterniser ! Mais ainsi qu’il arrive à coup sûr entre gens désœuvrés, la désunion s’était glissée entre le soldat et les deux marins. Bien qu’il fût revenu de ses campagnes dans un assez piètre équipage, Jean avait pris tout d’abord des airs de vainqueur et de conquérant : bavard, hâbleur par excellence, affectant des prétentions au fin langage et aux belles manières, profondément pénétré du sentiment de son importance, il n’avait pas attendu longtemps pour en accabler ses deux frères. À l’entendre, il avait vécu dans l’intimité de l’empereur, qui ne pouvait se passer de lui et le consultait dans les circonstances difficiles. Ajoutez à tant d’impudence qu’il ne se gênait point pour témoigner à ses frères le peu d’estime qu’il faisait du métier qui les avait enrichis, ni pour leur donner à entendre qu’ils n’étaient, à tout prendre, que des pirates et des voleurs. Jérôme et Christophe commencèrent par se dire que leur aîné abusait quelque peu de leur crédulité ; ils finirent par s’indigner de le voir trancher du grand seigneur, dans ce château où il n’avait eu que la peine d’entrer, où il était entré sans habits, presque sans souliers. Un beau jour, la guerre éclata. Jean ne disait pas précisément aux corsaires qu’ils n’étaient que des mécréans ayant vingt fois pour une mérité la corde ou les galères ; Christophe et Jérôme ne disaient pas précisément au soldat qu’il n’était qu’un va-nu-pieds qui mendierait son pain, si ses frères ne se fussent chargés du soin de lui gagner des rentes. Mais ces petits complimens réciproques étaient toujours implicitement renfermés dans les débats qu’ils entamaient, sous prétexte de décider laquelle des deux l’emportait sur l’autre, de l’armée ou de la marine, et qui devait céder le pas, du drapeau ou du pavillon. À voir l’acharnement qu’ils y mettaient, on eût dit d’une part Jean Bart et Duguay-Trouin, de l’autre Turenne ou le grand Condé, se disputant l’honneur d’avoir sauvé la France. Christophe et Jérôme se vantaient de tous les exploits de la marine française et reprochaient à Jean tous les désastres qui avaient amené la chute de l’empire ; à son tour, Jean prenait sur son compte toutes les victoires de l’empereur et accusait ses frères de toutes les défaites que la France avait essuyées sur les flots. On comprend aisément