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VAILLANCE.

vaient très innocemment. Mais alors on n’y regardait pas de si près, ou plutôt on y regardait de trop près.

Grâce à la délicatesse de leurs procédés, les Legoff purent, en moins de quelques mois, désintéresser l’armateur de Saint-Brieuc et pirater pour leur propre compte. Pendant ce temps, le petit Legoff, il se nommait Joseph, achevait de grandir près de sa mère, pieuse femme d’un esprit simple et d’un cœur honnête, qui l’élevait dans l’amour de Dieu et des pratiques de l’église. D’une autre part, le curé de Bignic, qui avait pris Joseph en grande affection à cause de son humeur douce et facile, aimait à l’attirer au presbytère et à développer les dispositions naturelles qu’il avait observées on lui. C’est ainsi que le petit Legoff devint le phénix de son endroit ; non-seulement il savait lire, écrire, calculer, mais encore il savait un peu de latin, cultivait les lettres, et s’occupait de théologie. Il chantait au lutrin, et le bruit courait à Bignic qu’il n’était pas étranger aux belles choses que M. le curé débitait le dimanche au prône. Le secret désir de sa mère était qu’il entrât dans les ordres, elle en toucha même quelques mots à son mari ; mais le père Legoff, qui, quoique Breton, avait eu de tout temps quelques tendances voltairiennes, ayant nettement déclaré qu’il ne voulait pas de calotin dans sa famille, la bonne femme dut renoncer à la plus chère de ses ambitions.

Cependant le corsaire rentrait souvent au port, et n’y rentrait jamais que chargé de dépouilles opimes. Il arriva qu’en 1812 le père Legoff eut une étrange distraction. Pour fêter une des captures les plus importantes qu’il eût faites jusqu’à ce jour, maître forban avait réuni à sa table les meilleurs marins de son bord. Ce fut un festin formidable. L’amphitryon y donna lui-même l’exemple de la sobriété ; il but comme une éponge, et s’enivra si bien, que neuf mois plus tard la bonne dame Legoff, un peu confuse, accoucha d’un cinquième fils, qui fut baptisé sous le nom d’Hubert. La pauvre femme ne se releva pas de ce dernier effort. Après avoir traîné quelque temps une vie languissante, elle rendit l’ame entre les bras de Joseph, qui se trouva seul au logis pour l’assister à sa dernière heure. En l’absence de son père et de ses frères, Joseph garda la maison et surveilla l’enfance du nouveau venu avec toute sorte de soins et de tendresse.

Enfin, en 1815, le père Legoff et ses deux fils, Christophe et Jérôme, se décidèrent à jouir paisiblement du fruit de leurs conquêtes. Ils réalisèrent leur fortune, achetèrent le Coät-d’Or, espèce de vieux