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REVUE DES DEUX MONDES.

Joseph dit à son tour en se penchant vers Jeanne :

— Si tu voulais à ta ceinture une des fleurs qui croissent sur la cime des Alpes, enfant, j’irais te la chercher.

À toutes ces questions, la jeune fille était restée muette, et ne semblait pas pressée de répondre, quand tout d’un coup elle se leva, le front pâle, l’œil étincelant.

— Entendez-vous ! entendez-vous ! cria-t-elle.

Elle courut, ouvrit une fenêtre qui donnait sur la mer, et tous quatre demeurèrent immobiles, le regard plongé dans l’abîme.

Après quelques minutes d’un lugubre silence, une pâle lueur blanchit la crête des vagues, et presque en même temps un coup de canon retentit.

II.

Avant d’être ce qu’ils sont aujourd’hui, seigneurs du Coät-d’Or, en pays breton, les Legoff n’étaient qu’une pauvre famille de pêcheurs, vivant tant bien que mal sur la côte. En 1806, cette famille se composait du père Legoff, de sa femme et de quatre fils, taillés en Hercule, bien portant et toujours affamés, sauf le plus jeune, qui tenait de sa mère une nature délicate, que raillaient volontiers les trois autres. Tous trois l’aimaient d’ailleurs, et s’ils se riaient de la faiblesse de leur jeune frère, ils la protégeaient au besoin, de telle sorte que les enfans du village ne se frottaient guère au petit Legoff, qui avait toujours à sa disposition trois gaillards dont les bras n’y allaient pas de main morte. Dans les premiers jours de 1806, l’aîné partit pour l’armée. Ce fut au mois de novembre de la même année que parut le décret du blocus continental, daté du camp impérial de Berlin. À cette nouvelle, le chef de la famille s’émut. Il était brave, entreprenant, familier avec la mer ; les deux fils qui lui restaient, il comptait pour rien le dernier, avaient l’ardeur aventureuse de leur âge. Aidé d’un armateur de Saint-Brieuc, il obtint des lettres de marque, arma le corsaire la Vaillance et se prit à battre l’Océan, en compagnie de ses deux fils et de quelques hommes de bonne volonté qu’il avait recrutés à Bignic et aux alentours. Le métier était bon ; les Legoff le firent en conscience, c’est-à-dire sans conscience aucune. On se souvient encore, dans le pays, d’un malheureux brick danois que ces enragés saisirent et déclarèrent de bonne prise, sous prétexte d’une douzaine d’assiettes de porcelaine anglaise qui s’y trou-