Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/555

Cette page a été validée par deux contributeurs.
549
VAILLANCE.

Qu’as-tu fait de ces jours heureux où la lecture d’un livre aimé suffisait aux besoins de ton cœur et de ton esprit ?

— Maudits soient-ils, les livres aimés ! s’écria la jeune fille avec un mouvement de colère ; pourquoi les as-tu laissé pénétrer sous ce toit ? Ce sont eux qui m’ont appris que le monde ne finit pas à notre horizon, que le soleil n’a pas été créé seulement pour illuminer Bignic, et qu’enfin il est encore quelque chose par-delà cette mer et par-delà ces champs qui nous cerclent de toute part.

— Enfant, tais-toi ! dit Joseph ; garde-toi d’alarmer la tendresse de Christophe et de Jean ; ménage ces deux excellens cœurs, qu’il te suffise d’avoir troublé le mien.

— Christophe et Jean ne me comprendraient pas ; je ne me comprends pas moi-même. Si je trouble ton cœur, c’est que ton cœur est le seul que je puisse interroger. Dans le tumulte d’idées et de sentimens qui m’assiégent, à qui m’adresserai-je, si ce n’est à toi, mon guide, mon conseil, mon maître en toutes choses, qui m’as faite ce que je suis ? J’ai pensé que toi qui sais tout, tu pourrais m’expliquer l’état de mon ame. Pourquoi suis-je ainsi, Joseph ? Tiens, par exemple, je me lève, chaque matin, remplie d’ardeur et d’espérance : ce que j’espère, je l’ignore ; mais je sens la vie qui m’inonde ; il me semble que le jour qui commence me doit révéler je ne sais quoi d’inconnu que j’attends. Les heures passent dans cette attente, et j’arrive au soir, triste, découragée, irritée de voir que le jour qui vient de s’écouler ne m’a rien apporté de nouveau, et qu’il s’est écoulé tout pareil au jour de la veille. Je ne manque de rien ; vous ne me laissez même pas le temps de désirer. Ma volonté fait votre loi. Fut-il jamais enfant plus gâtée que moi sous le ciel ? Je me demande parfois si vous n’avez pas entre les mains la baguette enchantée de cette fée dont tu me contais l’histoire pour m’endormir, quand j’étais au berceau. D’où viennent donc, Joseph, dis-moi, d’où peuvent venir cette vague attente d’un bien que je ne connais pas, cette aspiration sans but, ce mystérieux espoir toujours déçu et toujours renaissant ?

À ces mots, la jeune fille attacha sur Joseph un regard inquiet et curieux ; mais Joseph ne répondit pas. Il demeura silencieux, les pieds sur les chenets et les yeux fixés sur la braise.

Christophe et Jean rentrèrent bientôt dans la salle. Jean portait gravement un plateau chargé d’un verre de cristal et d’un flacon de vin d’Espagne. Christophe tenait au bout de ses doigts deux pantoufles de velours noir doublées de duvet de cygne. Joseph prit le