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REVUE DES DEUX MONDES.

Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur,
J’aime !…

on a sous les yeux un des plus beaux spectacles que l’art puisse jamais offrir. On sait comment Mlle Rachel dit le « je crois » de Polyeucte ; le pendant de ce mot est le « j’aime » de Phèdre. L’esprit des deux éternelles religions de ce monde est dans ces deux cris de l’ame.

On a exprimé quelque part une bizarre idée ; on a dit qu’à partir de l’instant où Hippolyte perd son épée, le caractère de Phèdre et celui d’Hermione se confondent tellement, que Mlle Rachel, en redevenant tout à coup l’amante de Pyrrhus, est tombée dans un écueil presque impossible à éviter. Nous sommes persuadé que, Phèdre et Hermione eussent-elles présenté en effet des points de ressemblance, Mlle Rachel aurait su varier sa manière de jouer ces deux rôles ; mais, en vérité, peut-on faire de bonne foi un semblable rapprochement ? Est-il, au contraire, douleurs plus différentes que celle de la rivale d’Aricie et celle de la rivale d’Andromaque ? Hermione, dont l’amour de jeune fille est dédaigné par un homme en qui elle voyait déjà un époux, Hermione éprouve une de ces amères douleurs qui puisent dans la conscience même de ce qu’elles ont de légitime une incessante irritation. Phèdre, portant au fond de son ame un amour incestueux qu’elle maudit elle-même, éprouve un de ces craintifs chagrins dont les fureurs sont à chaque instant domptées par les épouvantes des remords. Mlle Rachel, dans le rôle de Phèdre, ne s’est pas plus rappelé Hermione que Racine lui-même ne s’en était souvenu. Au troisième et au quatrième acte, elle a été non pas la jeune fille dont le cœur ignorant de la vie ne connaît qu’un seul sentiment, celui auquel elle s’abandonne, mais la femme qui, depuis long-temps initiée à tous les mystères de l’existence, entend dans son ame remplie de souvenirs s’élever les voix de mille passions opposées. Regret altier de la dignité perdue, retour plein de terreur vers le passé enseveli dans la couche nuptiale, il n’est point d’émotions que ne renferme le cœur de Phèdre, tout s’y trouve, jusqu’à des élans subits de tendresse maternelle :

Je ne crains que le nom que je laisse après moi.
Pour mes tristes enfans quel affreux héritage !

Mlle Rachel a eu dans son organe une corde pour chacun de ces sentimens. Lorsqu’elle a voulu rendre cette jalousie entièrement opposée à celle d’Hermione, cette jalousie que Phèdre déteste elle-même comme son funeste amour, quels accens inattendus elle a trouvés ! Il y a dans Racine un mouvement qui tout à coup, au milieu d’un passage rempli d’une furie antique, entraîne l’ame au degré le plus élevé de touchante tristesse où puisse jamais parvenir l’élégie moderne :

Hélas ! ils se voyaient avec pleine licence,
Le ciel de leurs soupirs approuvait l’innocence,