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VOYAGEURS AUX ÉTATS-UNIS.

pétillent et parmi les cyclopes qui ne pensent qu’à leur œuvre ; mais ne leur imputez pas à crime cette activité puissante qui fait leur force et leur grandeur. Il est absurde de s’étonner qu’une nation si rapidement parvenue ait les défauts des parvenues, la susceptibilité, l’ostentation, la vanité, l’esprit de domination, l’inquiétude quant à l’opinion d’autrui.

On doit rendre cette justice à M. de Tocqueville, qu’il a fort bien observé les vices de cette société ; on ne peut lui adresser qu’un reproche : c’est de n’avoir pas assez dit que la nôtre est vieille, et qu’elle ne peut sans danger s’inoculer les maladies de la jeunesse. Comme la plupart des écrivains de France et d’Amérique, M. Tocqueville n’a pas osé braver notre tyran : l’opinion. La superstition de l’opinion nous menace ; le culte des masses est à nos portes. Avant de les subir, il faudrait les élever et les ennoblir, ces masses aveugles. Déjà en Amérique, l’opinion et la presse, son esclave, ont fait des ravages extraordinaires et accompli d’incroyables usurpations. Il semble qu’il faille à tous les peuples un tyran, et que la loi de l’humanité soit de se soumettre à un pouvoir ; celle du pouvoir est d’abuser. Les Américains, tout en professant les principes démocratiques ont créé le pouvoir de l’opinion et s’y soumettent. Ce pouvoir en est arrivé à l’abus ; comme il est du choix de la nation, elle l’encourage. Armé d’un journal, c’est-à-dire d’une des batteries de l’opinion, vous y pouvez impunément piller, tuer, assassiner. Veut-on savoir ce que peut un journal en Amérique ? La récente anecdote que voici éclairera le lecteur.

Un créancier vient réclamer la somme qui lui est due ; son débiteur se libère au moyen d’un couteau qui tue le créancier. Le cadavre reste sur le plancher ; pour se délivrer encore de ce nouvel embarras, le meurtrier, qui est un libraire, découpe le cadavre, le sale proprement, place les morceaux dans une boîte entre six couches de sel, cloue la boîte, la goudronne, l’enveloppe, la ficelle, l’étiquette, et y ajoute cette inscription : Porc salé. Tout ceci se passe à Boston, chez les démocrates d’Amérique. La boîte est jetée à bord d’un vaisseau et expédiée je ne sais où. Par malheur, l’homme salé avait du sang, et le sel n’était pas en quantité suffisante ; le sang coula, et la boîte ouverte envoya le libraire Colt (c’est son nom) répondre de son atroce cuisine devant un jury de citoyens américains. Trois fois jugé, trois fois remis en cause, toujours condamné, toujours vivant, il existait encore il y a peu de mois, et l’on s’intéressait à lui ; ses parens étaient riches, ses amis puissans, il n’était