Page:Revue des Deux Mondes - 1843 - tome 1.djvu/379

Cette page a été validée par deux contributeurs.
373
ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE EN FRANCE.

bien appeler ma philosophie, dit-il, n’est que la parole chrétienne scientifiquement expliquée. » La prétention est un peu haute et ne passera pas. En esquissant d’un trait rapide la philosophie de M. Bautain, c’est cette philosophie que nous voulons faire connaître, et non pas l’explication scientifique de la parole chrétienne. Pourquoi cette halte sur un système ignoré ? C’est ce même M. Bautain qui publiait, il y a un an, dans sa Morale, ces grandes découvertes sur l’alphabet qui surpassent celles de Molière, et effacent à jamais la science de M. Jourdain. Extravagant si l’on veut, son système a eu des partisans dans un coin de la France ; il a été censuré par un évêque ; il reprend faveur aujourd’hui dans ce même clergé qui poursuit avec tant de force la philosophie éclectique. M. Bautain est directeur du collége ecclésiastique de Juilly, et pendant qu’il se fait suppléer à Strasbourg par M. Delcasso, il enseigne à Paris sa philosophie chrétienne dans les réunions du Cercle catholique. C’est enfin le seul philosophe que le clergé possède dans son sein ; le clergé est descendu de M. de Bonald à M. Bautain, et il n’est pas sans intérêt de voir si cette doctrine tient mieux sur ses pieds et aboutit à une morale plus pure que la philosophie éclectique. Un seul mot d’ailleurs suffira.

M. Bautain accepte les conclusions du système de Kant sur la raison humaine ; il nous fait ensuite sortir de cette subjectivité et de cet isolement où le kantisme nous condamne, en adoptant l’hypothèse d’une faculté mystique supérieure à la raison, et qu’il appelle l’intelligence ; faculté toute passive, tout endormie, que la parole de Dieu doit réveiller et féconder. Ainsi nous ne sommes rien que par la parole, et il n’y a rien en nous qui juge la parole et l’accepte en la comprenant : le peu que nous sommes ne commence d’exister véritablement qu’après la parole reçue. Il y a là l’éternel paralogisme de ceux qui veulent démontrer la nécessité de la foi en établissant que rien ne peut être démontré ; et ce qui est digne de remarque, c’est que le clergé, qui avait adopté M. de Maistre et M. de Bonald, s’émut de ce système où la raison était anéantie au profit du mysticisme, et le mysticisme au profit de la foi. M. Bautain fut condamné à renoncer à cette intelligence supérieure à la raison, et pourtant impuissante : il dut renoncer aux objections kantiennes contre l’autorité de la raison elle-même ; et, réduit à admettre, malgré lui, une base raisonnable à ses croyances, il lui fallut reconnaître d’abord la raison, puis constater ses limites, et employer, suivant l’usage des doctrines religieuses qui comprennent la nature de l’homme, la force dé-