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arrêté dans son essor par les lacets de la censure. Le drame captif a recouvré enfin sa liberté. La Main droite et la Main gauche relèvent quelque peu la fortune si souvent compromise de l’Odéon. Je ne saurais donner une idée plus exacte de la pièce de M. Gozlan qu’en la comparant à un tableau envoyé dernièrement à l’exposition des beaux-arts par un jeune peintre de notre école de Rome. Ce tableau représentait une scène charmante et impossible où étaient entassés, entre un gazon d’émeraude et un ciel de saphir, les types de tous les âges et de toutes les passions représentés par une foule de personnages peints avec verve et fantaisie. Ceux qui connaissent les procédés du dessin et les mystères du coloris disaient : « Cette courbe est extravagante. Où sont pris les tons de cette chair ? On ne comprend rien aux reflets de cette étoffe. » Mais ce dessin, souvent incorrect, avait en certains endroits tant de grace, ce coloris, quelquefois invraisemblable, rachetait ses défauts par tant d’éclat ; enfin il y avait dans l’ensemble du tableau un attrait si victorieux de pétulance et de jeunesse, que c’était, en définitive, l’indulgence qui s’épanouissait au fond de l’ame du visiteur. C’est cet attrait qui protége aujourd’hui la pièce de M. Léon Gozlan. Il y a tant de gens de ce temps-ci qui font de l’art théâtral quelque chose de pis que l’art des mimes, en composant pour les acteurs un dialogue cent fois moins spirituel que les coups de batte d’Arlequin, il existe une si détestable bande de trafiquans dramatiques, qu’on accueille avec transport tout homme qui cherche à se frayer, dans la carrière scénique, une route indépendante. La gloire des intelligences d’élite, c’est qu’elles finissent par faire adopter aux intelligences inférieures leurs répulsions et leurs dégoûts. On est las, jusque sur les bancs du parterre, de ces intrigues conduites par des moyens d’une vulgarité traditionnelle, et de cette langue triviale qui n’a même point, comme la langue de Tabarin, pour se faire pardonner sa bassesse, des mots d’une pittoresque énergie. Halifax a failli réussir le mois dernier par l’air de hardiesse et de nouveauté répandu dans son prologue ; M. Léon Gozlan doit le succès de sa pièce à ses louables efforts contre la banalité de style et d’action qui règne encore sur la scène, quoiqu’elle n’y triomphe plus.

Il y a dans la Main droite et la Main gauche une donnée ingénieuse et un dialogue soigneusement écrit. Un de ces petits princes d’Allemagne comme les poètes et les romanciers les aiment tant, bonhomme simple d’esprit, ingénu de cœur, plus occupé des fleurs de son parterre que des choses de la politique, est venu s’établir en Suède avec ses roses et ses tulipes pour y remplir des fonctions qui lui laissent de longs loisirs ; il est le mari de la reine. Malheureusement Hermann, c’est ainsi que s’appelle le prince allemand, ne s’est point borné à transporter en Suède ses plantes favorites ; il y a fait venir tout un ménage qui ne devrait pas exister sur les bords du Rhin et encore moins à Stockholm. Le bon Hermann était secrètement marié. Il tient tant à ses habitudes, qu’il a sollicité de sa nouvelle épouse la permission d’appeler auprès de lui sa première femme ; Mme Rodolphine, l’objet de la vieille et