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LES ORIGINES DE LA PRESSE.

en vient de tous les pays. À peine lui reste-t-il le temps de manger ; il vit dans l’atelier même, dont il ne sort que pour faire un cours de latin et de grec. On lui apporte en foule les manuscrits anciens, qu’il corrige pendant les nuits. Les courtisans accourent l’écouter, les jeunes oisifs, qui bâillent après une nuit d’orgie, sedent oscitabundi, admirent ses presses roulantes. Sur la porte de son imprimerie, on lit ces mots en latin : « Qui que tu sois, je t’en supplie mille fois, dis vite ce que tu peux avoir à me dire, et va-t-en bien vite, à moins que tu ne veuilles aider Hercule à porter le monde ! » En effet, c’était le vieux monde que le sérieux Alde ressuscitait.

L’Allemagne, qui avait usé d’abord de son invention pour imprimer des missels, des almanachs et le Doctrinal de Durand, c’est-à-dire les œuvres populaires du temps, entra bientôt de tout son pouvoir dans le mouvement scientifique. Elle eut pour ambassadeur principal auprès de l’imprimeur de Venise le plus fin et le plus aimable des esprits, ce Hollandais qui à la patiente habileté de son pays joignait la souple et lumineuse finesse de la France, Érasme. Il voulut recueillir en un seul volume la quintessence de la sagesse antique, et proposa au célèbre Alde Manuce l’impression de ce livre intitulé : les Adages. Alde accepta avec empressement. Érasme se rendit à Venise. Quand il se présenta chez l’Italien, on ne l’annonça pas sous son nom, et l’imprimeur, toujours occupé, ne se pressa guère et ne se dérangea pas pour recevoir le barbare qui voulait lui parler. Après une longue attente, Érasme fut admis et reçut les excuses de son hôte. Alde interrompit toutes ses impressions d’anciens auteurs pour faire place à l’œuvre nouvelle de l’érudit germanique ; il logea Érasme et l’admit à sa table ; mais bientôt l’hostilité s’établit dans leur personne entre l’Allemagne et l’Italie. La table de Manuce était frugale, et le maître sérieux, fier, fin et rusé. Érasme était accoutumé à boire plus sec et à rire plus haut. Les deux représentans de l’Italie et de la Germanie se séparèrent brouillés, et il suffit, pour comprendre leur incompatibilité d’humeur, de jeter les yeux sur ces deux figures, peintes par Holbein et Jean Bellini, toutes deux malignes, sagaces, aux yeux vifs, aux lèvres minces, l’une spirituellement railleuse et semblable à ce masque inexorable de Voltaire, l’autre active, observatrice et malicieuse, toutes deux très peu indulgentes.

Dès l’origine, la profession d’imprimeur s’était classée à la tête de la société ; elle avait déjà ses armoiries féodales ; l’ancre des Aldes, l’oranger d’Henri Estienne, ne sont pas autre chose. L’imprimerie s’emparait du symbole pour se faire un blason, elle qui allait tuer le