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que erreur nouvelle. Je me suis plu à lire et à étudier les documens primitifs[1] que l’Alsacien Schœpflin déterra en 1760, lorsque le Pfenningthurn, la tour des archives de Strasbourg, cénotaphe de parchemins que l’on n’aurait jamais lus, vint à crouler. Il fallut entrer dans le sanctuaire, et il y pénétra avec les architectes. Il y trouva des bulles d’or, la vieille bannière déteinte, des diplômes et des actes en allemand du XVe siècle[2]. Là se trouve la vie de Gutenberg, trahie par plusieurs procès minutés en vieux langage et rongés des rats, car il a passé sa vie dans les procès perdus, les espérances déçues, près de son fourneau allumé et des élémens de ses inventions inutiles pour lui, utiles au monde. C’est une vieille et éternelle histoire, une légende de plus dans le martyrologe du génie ; l’argent s’empare du talent, l’exploite et le brise. L’histoire de l’esprit a sa moralité tragique : tout premier inventeur est victime ; Prométhée dérobe la foudre, et succombe.

À cette époque où l’on s’ingéniait de toutes parts à imiter l’art des copistes au moyen de blocs de bois plus ou moins mal sculptés, en 1424, au moment où l’Italie versait sur l’Europe un souffle enivrant, et où la féodalité se mourait dans ses orgies, un chevalier de Mayence, de vieille famille et pauvre, meurt dans cette ville, ne laissant à son fils, âgé de quinze ans, qu’une petite rente sur la ville, son épée et beaucoup d’orgueil. À peine son père mort, Hans Gensfleisch Gutenberg quitta sa cité natale et partit pour Strasbourg. C’était, comme le prouvera suffisamment son histoire, un caractère altier, entreprenant et singulier. Les rentes du père ne furent pas payées au mineur, qui épuisa sa bourse et réclama vainement le solde de ce qui lui était dû. Soit qu’il eût étudié à Strasbourg ou que d’autres soins aient occupé le jeune homme, comme semble le prouver le procès que lui fit plus tard Anna von Iserin Thür, fille noble, pour une promesse de mariage qu’il n’avait pas remplie, il est certain qu’à vingt-cinq ans il n’avait pas pu se faire payer de la ville de Mayence. Le jeune gentilhomme, mécontent et à juste titre, déclare, comme Coriolan, la guerre à sa patrie. Il fait arrêter et emprisonner le greffier mayençais Nicolas, comme res-

  1. Fournier, Wetter et Dibdin ont attaqué l’authenticité de ces actes. Oberlin, Bœr, et surtout M. Léon Delaborde, en ont prouvé l’irrécusable sincérité. Deux autres documens faux, dont nous ne parlerons pas, ont été fabriqués en faveur de Gutenberg par Bodman, archiviste mayençais.
  2. Die ist die worheit, etc. — Voyez Schœpflin, Vindiciæ, etc. ; Meerman, Origines, etc.