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que sorte son disciple, et qui depuis, voué à la politique, a acquis à son nom, comme député, une importance parlementaire, et, comme écrivain, donné à ses interventions dans la polémique un certain caractère de solennité. Un autre écrivain, resté fidèle à des travaux plus paisibles, talent remarquable par la fermeté, par le goût dans l’innovation, par la sobriété dans l’imagination, par le calme dans la force, et enfin par une puissance d’ascension continue vers un terme de perfection de plus en plus élevé, a subi aussi les influences de M. Beyle au point de s’en faire à lui-même une sorte de tyrannie. Il avait, pour ainsi dire, installé son maître et son ami, non seulement dans son cabinet, mais encore dans son imagination, et là il le faisait, en esprit, juge de toutes ses pensées et de l’expression qu’il leur donnait. Qu’en dirait Beyle ? telle était la question qu’il se posait à chaque ligne qu’il allait écrire. Qu’en dirait Beyle, répéterons-nous aussi, si ce n’est qu’elles sont trop rares ?

Voilà dans quelle classe d’esprits M. Beyle a su rencontrer un peu plus que son lecteur unique, beaucoup plus même que de simples lecteurs ; et sur ces esprits, où l’on peut reconnaître l’empreinte de l’action qu’il a exercée, on peut aussi juger le sien mieux encore peut-être que sur ses ouvrages, gâtés par lui systématiquement et à plaisir. Nous avons dit pourquoi, avec beaucoup de qualités éminentes, dont la première est la clarté, il n’était point fait pour un succès populaire. Il a traduit son to the happy few par : les gens qui en 1817 ont plus de cent louis de rente et moins de vingt mille francs. Mais même dans cette classe qui veut du loisir occupé, pour un lecteur qui aura le courage de mâcher le brou amer et piquant dont il a enveloppé la pulpe substantielle et savoureuse de sa pensée, il y en aura vingt qui le rejetteront. Que si nous arrivons jusqu’aux penseurs et aux hommes d’étude, ils reconnaîtront et ils aimeront en lui une force réelle, mais ils lui en reprocheront le gaspillage ; ils reconnaîtront qu’il a beaucoup aimé la vérité, mais ils lui reprocheront d’avoir aussi beaucoup aimé son plaisir et de l’avoir pris pour guide même dans la recherche de la vérité ; ils lui reprocheront encore d’avoir souvent fait servir celle-ci plutôt à l’étonnement qu’à l’enseignement de ses lecteurs ; ils reconnaîtront qu’il a remué, combiné, lié fort bien beaucoup d’idées, mais ils lui reprocheront d’en avoir laissé beaucoup, et d’importantes, en dehors de ses spéculations. Et ses qualités même d’observateur perspicace lui seront d’autant plus justement imputées à crime qu’il aura été un observateur plus incomplet.